Un témoignage qui fait frémir !!!!
Introduction :
L’école maternelle était située à environ deux cent mètres du domicile de mes parents. Chaque jour de classe, je faisais le trajet de retour en compagnie de mon petit copain Jean- Claude et bien souvent son grand-père (mon pépé disait-il) nous attendait et ne manquait pas, chemin faisant, de nous offrir une glace ou un roudoudou.
Quelle chance avait Jean-Claude d’avoir un grand-père, il me racontait qu’à la maison il avait même une grand-mère ! J’avais du mal à le croire, mais un jour sa grand-mère m’invita pour l’anniversaire de mon ami, et gavé de délicieux gâteaux, je dus me rendre à l’évidence, il avait aussi une grand-mère….
Et les interrogations se bousculaient dans mon esprit de petit garçon :
Comment fait-on pour obtenir un grand-père ou une grand-mère ? Je venais d’avoir un petit frère que la cigogne avait bien voulu nous accorder (ancienne légende alsacienne, la cigogne livre les bébés…). Est-ce que la cigogne livre aussi les grands-pères ? Pourquoi mes parents ont-ils préféré un petit frère ? Un grand-père me paraissant plus lourd qu’un bébé, sans doute fallait-il trouver une cigogne assez « musclée » pour la livraison ? Ma sœur aînée âgée de 7 ans émis une autre hypothèse : un grand-père coûterait beaucoup plus cher qu’un bébé et mes parents n’étaient pas aussi riches que ceux de Jean-Claude….
Il fallait se résigner, l’accès à un grand-père ne pourrait pas se réaliser dans l’immédiat, nos parents avaient d’autres urgences financières, avec la venue de notre petit frère Jacques. Tant pis pour les glaces et les roudoudous…
Maman fut toutefois questionnée et les larmes aux yeux, elle nous expliqua qu’on nous avait « pris » nos grands-parents.
L’indignation s’empara de nous, ainsi nous avions eu des grands parents et quelqu’un, un voyou sans doute, nous les avait volés ! On peut voler un grand-père, comme l’on vole une pomme sur un étalage ? Quelle honte ! Et papa, notre protecteur attentionné, n’avait pas pu s’interposer ?
Nous gardions le secret espoir que le voleur de grand-père se ferait « pincer » par la police et que notre bien nous serait rendu. Mais quand ?
A ces questions d’enfants de la guerre ou d’après guerre, qui aujourd’hui peuvent paraîtrent bien naïves et même stupides, les réponses ne vinrent que bien plus tard, lorsque nos parents estimèrent que nous étions en âge de comprendre sans que cela entraîne de cauchemars, la tragédie familiale qu’ils vécurent le 1 er avril 1944 à Saint-Orse.
Depuis, nous avons compris notre chance d’avoir eu au moins nos parents, contrairement à d’autres.
De l’expulsion à Sainte-Orse :
A l’automne 1939, après l’invasion de la Pologne par les troupes hitlériennes, le gouvernement Français, décida par sécurité d’évacuer les zones frontalières. De nombreux alsaciens prirent le chemin du Sud-Ouest de la France, selon un plan pré-établi par les autorités. Ce ne fut pas le cas de ma famille qui refusa d’abandonner ses biens difficilement acquis.
La défaite de Juin 1940, bouscula les données du problème. Nombre d’alsaciens chrétiens refluèrent vers l’Alsace annexée.
Il faisait beau et chaud en ce matin de juillet 1940, lorsqu’un side-car Allemand se présenta sur la place de l’hôtel de ville de Barr (67). Barr était en cette période, une ville de stationnement et de ravitaillement des troupes françaises ou du moins de ce qu’il en restait, située dans le vignoble entre Strasbourg et Sélestat. Sous les yeux médusés des deux soldats Allemands qui n’en demandaient pas tant, les militaires Français se rendirent aussitôt. Un officier Français, vétéran de la grande guerre essaya de résister et de convaincre ses camarades de tirer, mais il en fut vite dissuadé par la foule des curieux.
Quelques heures plus tard, la ville était investie par une colonne militaire Allemande. Les familles juives furent réunies dans la cour de l’hôtel de ville. Les Allemands recommandèrent que chaque maison juive resta ouverte et que les juifs ne se munissent que du strict nécessaire (vêtements, un peu de nourriture, argent et bijoux exclus...).
Ma famille demeurait dans une grande maison appartenant à mon grand-père Camille Lehmann, sise à même la place de l’hôtel de ville. Mon grand-père était un notable estimé de tous, ami du grand rabbin Joseph Bloch, c’était un homme vénérable très cultivé.
Aussi les voisins compatissants s’empressèrent de proposer leurs services pour veiller sur la maison, le mobilier et même les bijoux…
En fait, assise sous un soleil de plomb, dans la cour de la mairie jusqu’au soir, parvenaient aux oreilles de ma famille, les cris des voisins qui se disputaient le contenu de la maison familiale.
En fin de journée, des camions Allemands bâchés, chargèrent les familles juives.
Maman raconte que les camions les menèrent au sinistre camp du Struthof, dont la construction n’était heureusement pas achevée. Ils furent ainsi « parqués » quelques jours dans un camp provisoire installé non loin du Struthof, à Schirmeck.
Puis à nouveau des camions bâchés, qui, sans doute sur instructions des autorités d’occupation les conduisirent jusqu’à Lons le Saunier (ligne de démarcation), où ils furent livrés à eux-mêmes, sans d’argent et sans nourriture. Au passage, l’officier Allemand leur cria « retournez dans votre pays de m….. ».
Un officier Allemand considérant que des Juifs pouvaient être Français, voilà qui n’est pas chose courante…
Commença alors une longue errance, à la recherche d’un point de chute où ils seraient en sécurité. Le parcours fut interrompu à maintes reprises pour tenter de soigner et de reposer ma grand-mère Fanny atteinte d’une angine de poitrine.
C’est ainsi que passant à Lyon, chez des cousins fortunés, ils quémandèrent un toit qui leur fut refusé, car le maître de maison avait de gros soucis avec un cheval de course qui était malade….Par la suite tous les biens de ce richissime cousin furent investis et réquisitionnés par le sinistre Barbie et notre cousin ainsi que sa famille déportés.
Les expulsés échouèrent près de Barcelonnette, au camp de Chaudane, où ils se reposèrent quelques jours.
Arthur LEHMANN, fils aîné de Camille, réussit à les contacter et leur communiqua l’information suivante :
« Notre cousine Alice LEVY, nièce de Camille et Fanny, est réfugiée dans un petit paradis de Dordogne, à l’abris des bruits de bottes, du nom de Sainte-Orse et fait le nécessaire auprès du maire, pour que vous soyez acceptés en tant que réfugiés ».
La décision fut rapidement prise, faute d’alternative, Arthur était une personne de toute confiance, commerçant international de haut-niveau, il avait ses entrées à la cour d’Angleterre et possédait certainement des informations sur les évènements politiques à venir…
Comment s’effectua la migration de Chaudane vers Saint-Orse, personne ne s’en souvient. Ce qui est certain, c’est qu’elle fut longue en raison de l’état de santé de Fanny et aussi de Camille qui n’était pas en grande forme.
A cette époque, un homme de 68 ans, était déjà usé par la vie et considéré comme un vieillard.
Fin 1940, aux environs de Noël, la famille s’installa donc à Saint-Orse, dans de vieilles maisons insalubres, abandonnées, à l’écart du village, dans un petit hameau du nom de Rosas.
Le maire qui les accepta, Monsieur Grézel, fut rapidement destitué par le gouvernement de Vichy et remplacé par un maire-délégué jugé moins laxiste, Monsieur Brachet !
Les réfugiés à Sainte-Orse :
La vie s’organisa, tant bien que mal. Grand-père Camille devint le patriarche des familles réfugiées. Plusieurs ouvrages d’historiens lui attribuent la fonction de rabbin, ce qu’il n’était pas. Il exerçait la fonction de ministre officiant…par intérim.
Il eut la joie de marier deux de ses filles :
Simone LEHMANN (ma mère) le 18/06/1942 avec Armand BLOCH de Drachenbronn (mon père),
Albertine LEHMANN (ma tante) le 10/11/1942 avec Marcel LOEB de Oberseebach (ami d’enfance de mon père).
Les hommes acceptèrent tous les travaux qu’on leur proposait. Mon père fut tour à tour, mineur,bûcheron, charcutier en usine, ouvrier agricole,etc...
En août 1942, la petite communauté juive réfugiée était forte de 72 personnes, selon liste des réfugiés retrouvée dans les archives de la mairie. Beaucoup étaient des parents proches.
72 réfugiés dans ce petit village très pauvre de 300 habitants, ce qui, on peu facilement l’imaginer, posa de sérieux problèmes d’intendance.
C’est probablement l’une des raisons qui fit que plusieurs familles quittèrent peu à peu Sainte-Orse pour rejoindre des bourgs plus importants. Il en fut ainsi pour les familles WERTHEIM-CAEN-SCHREIBER-MAY-KLEIN-KAUFMAN-MANN.
Les listes de fusillés et déportés de Dordogne laissent à penser que ces dernières familles connurent également leur lot de souffrances.
En novembre 1942, la horde nazie franchit la ligne de démarcation et occupa tout le territoire, secondée par ses vassaux Français, miliciens et autres traîtres à la Patrie.
Début 1943, ne demeurait plus à Sainte-Orse qu’environ 52 personnes juives réfugiées et dispersées dans le village même.
Et la vie continua dans ce hameau perdu entre champs et bois, à l’écart de tout grand axe routier et des soubresauts de la guerre. Les enfants fréquentaient l’école du village et garderont un souvenir ému de l’instituteur qui portait bien son nom, Monsieur Lamoure.
En dehors du rationnement, seul le fusil-mitrailleur fournit par la résistance, dont mon père ne se séparait plus à présent, rappelait que le Pays était occupé.
En Février 1943, la petite communauté appris l’arrestation de l’un des siens, Marcus GREIF SCHACHTER , qui fur déporté par le convoi n°50.
En Novembre 1943, deuxième coup de semonce pour la communauté, le jeune Léon BLOCH 23 ans (né à Plaine (67), neveu d’Abraham KAHN de Kolbsheim et fils d’Anna BLOCH, requis à la société Guyenne-Pétrole d’où il s’enfuit, fut raflé à Vézac et déporté.
Début 1944, comme un troisième mauvais présage, un deuil vint frapper la communauté. Ma grand-mère, Fanny STRAUSS épouse de Camille LEHMANN, se mourrait. Pendant trois jours et trois nuits, Camille lui tint la main, priant inlassablement les médicaments promis depuis des mois, par la croix-rouge. Fanny s’éteignit le 19/01/1944, sans médicaments, sans médecin, mais entourée de sa famille.
Le traumatisme fut rude pour les réfugiés et la santé de Camille déclina rapidement. A présent, il ne dormait plus qu’assis sur le fauteuil que son ami le curé, avec lequel il avait des discussions passionnées …et bruyantes, lui avait offert.
La menace se précise :
Pour qui connaît Sainte-Orse, village « du bout du monde » auquel on ne peut accéder que par d’étroits chemins vicinaux en lacets, il paraît impossible que quiconque envisage d’y faire un détour. Et pourtant….
L’état major Allemand trouvant la police et la milice de Dordogne peu efficaces contre les résistants de cette région boisée et encore moins efficaces à l’égard des « terroristes juifs », détacha de Paris, courant mars 1944, la division Brehmer (dite division « B »), pour remédier à cette situation jugée intolérable.
Commandée par le général Walter Brehmer, la division « B » était dans les faits une sorte de bataillon disciplinaire, composé d’assassins, de violeurs et de repris de justice sans foi ni loi.
La suite des évènements démontra que sa mission première était de contribuer à la solution finale.
(Il faut cependant rappeler que dès le mois d’Août 1942, la rafle du Vel d’Hiv ayant créé des vocations, les autorités locales sous l’impulsion de Bousquet, organisèrent de nombreuses rafles en zone dite « libre ».
En Dordogne les rafles débutèrent le 26/08/1942 et furent très nombreuses et destructrices de vies, jusqu’à la libération).
La police et la milice locale, n’étaient donc pas restées inactives….
Heureusement, la résistance non plus… ! Puisque mi-mars 1944, l’épouse de Denoix, chef de la milice de Dordogne fut enlevée et exécutée, ce qui fournit un motif supplémentaire à ses sbires de Limoges, pour préparer le terrain à la division « B », ce qu’ils auraient fait de toute manière. Les miliciens de Limoges procédèrent jusqu’à l’arrivée de la division nazie à quantité d’interpellations de juifs ou de supposés résistants. Les personnes ainsi détenues seront fusillées ou déportées quelques jours plus tard.
La division Brehmer arriva à Périgueux le 24 mars 1944, forte de 6000 hommes et rejoint Paris dans la nuit du 2 au 3 avril 1944. C’était donc une opération « éclair ».
Elle mit en œuvre sa sinistre mission dans la nuit du 25 au 26 mars à Mussidan et Ribérac. Ne trouvant pas de juifs, elle s’en prit à la population autochtone « complice des terroristes juifs ».
24 personnes furent fusillées, d’autres déportées comme le maire de Ribérac, de nombreuses maisons incendiées.
A partir du 27 mars, la division Brehmer se scinda en détachements motorisés blindés, de manière à traquer plus efficacement les juifs. Chaque colonne de 200 à 400 hommes est munie de listes pré-établies par leurs auxiliaires Français zélés.
(Il ne m’est pas possible de dresser ici la liste exhaustive des nombreuses exactions de cette division, ce serait malheureusement bien trop long. Des ouvrages existent relatant ces drames répertoriés, je m’y suis en partie référé.)
Le danger se rapproche inexorablement de Sainte-Orse, des villages très proches sont investis par la troupe des barbares :
La Bachellerie le 30 mars, 10 fusillés, 32 déportés, tous juifs.
Saint Rabier le 31 mars, 2 fusillés dont une femme abattue dans le dos et brûlée , juifs bien entendu.
La colonne de la mort se retire, Sainte-Orse sera-t-elle épargnée grâce à son isolement ?
Le 1 er avril 1944 à Sainte-Orse :
La nouvelle des assassinats de La Bachellerie et de Saint-Rabier était parvenue à Sainte-Orse, où l’on avait perçu le crépitement des armes automatiques.
Curieusement, la population et la communauté réfugiée ne prirent aucune précaution particulière. Chacun vaqua à ses occupations, en cette belle journée de printemps du 1er Avril 1944.
Pourtant, dans le village, le maire-délégué Monsieur Brachet s’assura de bon matin, qu’aucun homme réfugié en âge de travailler n’était resté sur place. Avait-il des informations ? C’est une rumeur qui courut dans le village à la fin de la guerre, lorsque Monsieur Brachet se suicida sans raison apparente.
Dès 8 heures du matin, le village est investi par près de 200 hommes de la division « B » accompagnés de SS.
Mon grand-père, âgé de 72 ans, décide alors de prendre une bêche sur son épaule et de simuler un départ aux champs. Il est vite arrêté et conduit à la mairie.
Abraham KAHN , 49 ans, faible d’esprit,né le 02/06/1895 à Kolbsheim, apeuré tente une fuite, il est abattu froidement dans le dos.
Tous les juifs raflés sont conduits à la mairie, battus, fouillés, interrogés, dépouillés, 30 personnes au total.
Un soldat autorise mon grand-père à conserver son livre de prières, lui disant en allemand : « tu vas en avoir besoin »…
Midi sonne au clocher de l’église, Raymond et André MOCH, sont sommés de porter leur père, un vieillard grabataire.
Tous les hommes sont dirigés à pied, à l’écart du village. Interdiction à quiconque de regarder, mise en joue de toute personne qui ne se cache pas. A 200 mètres du bourg, au lieu-dit les Châtenets, les hommes sont tirés comme des lapins, puis achevés. Sept cadavres gisent dans la lande et les genévriers :
LEHMANN Camille, 72 ans, né le 30/03/1872 à Zellwiller ,
LEHMANN Léopold, 63 ans, né le 10/12/1881 à Schwenheim,
MOCH Léon, 67 ans, né le 25/06/1877 à Strasbourg,
MOCH Raymond, 39 ans, né le 04/05/1905 à Strasbourg,
MOCH André, 37 ans, né le 04/01/1907 à Strasbourg ,
MEYER Oscar, 49 ans, né le 26/03/1895 à Hochfelden,
WEIL Emmanuel, 61 ans, né le 22/02/1883 à Bouxwiller.
Interdiction de toucher aux cadavres exposés au soleil.
Tandis que brûlent les maisons des réfugiés, femmes et enfants sont chargés dans des camions, destination Limoges, Drancy, Auschwitz par le convoi 71.
Il y a là, entassés pêle-mêle, au milieu des pleurs et des cris d’enfants :
BLOCH Anna née KAHN le 09/09/1892 à Kolbsheim, sœur d’Abraham et mère de BLOCH Léon,
GREIF Derzo né le 31/01/1903 à Budapest
GREIF Edith, 8ans, née le 18/10/1936 à Anvers, fille de Derzo,
GRUMBACH Alice née LEVY le 17/11/1891 à Zellwiller, mère de Jean qui sera fusillé le 18/04/1944 à Sarlat.
LEVY Mathilde née LEVY le 09/12/1876 à Duppigheim, mère de Carmen et MOCH Lilie,
LEVY Carmen née le 06/01/1913 à Mittelbronn,
LOEB Albertine née LEHMANN le 24/08/1910 à Zellwiller, fille de Camille,
MEYER Alice née MOCH LE 17/11/1907 à Mertzwiller, épouse de MEYER Oscar,
MEYER Arlette, 9 ans, née le 16/12/1935 à Strasbourg, fille de Oscar et MEYER Alice,
MOCH Jenny née ROOS le 21/03/1881 à Bischheim, épouse de Léon,
MOCH Denise née WEIL le 26/06/1910 à Paris, épouse de Raymond,
MOCH Lilie née LEVY le 15/07/1911 à Mittelbronn, épouse de André,
MOCH Philippe, 5 ans, né le 19/01/1939 à Strasbourg, fils de André et Lilie,
WEIL Fanny née MEYER le 06/04/1881 à Paris,
WEIL Henri, né le 25/07/1873 à Bouxwiller, frère d’Emmanuel,
WEIL Sara née BAER le 12/11/1879 à Rodalben, épouse de Henri,
WEIL Florine née WEILL le 24/08/1879 à Quatzenheim, épouse d’Emmanuel,
WEIL Alfred Hugo, né le 29/12/1916 à Bouxwiller, fils de Henri et Sara.
Miksa GREIF dit Max, né le 31/03/1899 à Budapest, probablement frère de Derzo, fut arrêté dans le salon de coiffure de Périgueux où il exerçait, le 8 avril suivant et déporté par le convoi 73.
L’errance dans les bois de Sainte-Orse :
Grâce à la complicité et au courage de certains habitants de Sainte-Orse, plusieurs familles furent en partie seulement, épargnées.
Les familles HOENEL et MITTEL furent cachées dans un poulailler tandis que brûlait la maison attenante. Il en fut de même pour la famille RAUNER tapie dans une grange au milieu des incendies.
Monsieur Jean Albert Bousquet, grand patriote qui faisait le lien avec la résistance locale et fournissait du travail à plusieurs réfugiés revint furtivement du village et donna l’alerte dans le hameau de Rosas où vivait ce qu’il restait à présent de ma famille.
Quelques instants plus tard, il fut torturé puis fusillé par les nazis sous les yeux de sa femme et de son fils âgé de 7 ans, sans avoir dénoncé les fugitifs.
La division « B » son horrible forfait accomplit, se retira du village, ne laissant que ruines, flammes et désolation, poursuivant sa traque dans d’autres bourgs comme Thenon.
Sous la conduite de mon père qui connaissait parfaitement la forêt pour y avoir bûcheronné, les survivants de ma famille se réfugièrent dans une masure en pierre de 15 mètres carrés. L’orage avait éclaté et il tombait des trombes d’eau. Tout le monde était trempé jusqu’aux os et les enfants avaient faim et soif.
Mon cousin Raymond, qui avait 7 ans , se souvient que sa mère lui disait d’avaler sa salive pour étancher sa soif ! Pour cette première nuit, les adultes ne purent offrir qu’un feu de branchages pour tenter de réchauffer ce petit monde.
Serrés les uns contre les autres, dans l’étroite cahute, on pria pour les absents et l’on compta alors les survivants :
BLOCH Armand, 38 ans,
BLOCH Simone, 29 ans, fille de Camille, épouse d’Armand, enceinte de 7 mois,
BLOCH Henriette, leur fille de 11 mois,
CAHN Fernand, 34 ans,
CAHN Blanche, 36 ans, fille de Camille, épouse de Fernand,
CAHN Maurice, 9 ans, leur fils,
CAHN Raymond, 7 ans, leur fils,
GRUMBACH Lucien,54 ans, époux d’Alice, père de Jean,
LEHMANN André,39 ans, fils de Camille,
LOEB Marcel,44 ans, époux d’Albertine LEHMANN.
10 survivants….
Il était trop dangereux de se maintenir au même endroit plusieurs jours, commença alors pour ce groupe précarisé, une longue marche de près de trois mois dans les bois, de cache en cache.
De nuit les hommes retournaient dans les hameaux réclamer de la nourriture. Un jour mon père me confia que sa hache de bûcheron l’avait beaucoup aidé à convaincre les généreux donateurs….
Il faut cependant souligner qu’une partie de la population locale, au risque de sa vie, portait des victuailles et du lait en un lieu convenu au milieu des bois.
Cependant, cette nomadisation devenait critique pour ma sœur Henriette et ma mère sur le point d’accoucher.
Avec la complicité du maire délégué, Monsieur Brachet, et de toute la population, un stratagème fut mis au point :
Ma sœur Henriette fut déclarée « enfant trouvée » par Margot la bergère et le maire établit de faux papiers au nom de Marguerite Lavignaud (Marguerite comme la bergère, Lavignaud comme le lieu de la « trouvaille »).
Marguerite alias Henriette, fut conduite à l’assistance publique par Madame Dauriac fille du maire. Au cours de cette opération de sauvetage, personne ne reconnut ma sœur, bien que tous la connaissait parfaitement ! Plusieurs personnes se proposèrent de l’adopter en cours de route, dont l’épouse du préfet….
La même solidarité s’exerça quelques jours plus tard, pour extraire ma mère de la forêt et la conduire à la maternité de Clairvivre où elle accoucha le 27 mai 1944 de ma sœur Michèle Fanny.
Soulagé, mon père qui avait juré de venger les siens, rejoignit alors la résistance, accompagné de Marcel LOEB et André LEHMANN.
Jusqu’à la capitulation nazie, ils firent payer chèrement à l’ennemi, le massacre de Saint-Orse.
Début 1945, le calme revint en Dordogne et à Sainte-Orse ou naquit au mois de juillet, ma troisième sœur Denise.
Ce n’est qu’au début de l’année 1946 que tout le monde rejoint la maison familiale de Barr, occupée par des filles du pays qui avaient épousé des soldats allemands….ceci est une autre histoire….
Parmi les déportés, deux seulement survécurent :
Albertine LOEB née LEHMANN, ma tante adorée,
Léon BLOCH qui rejoint son village de Plaine (67).
La pierre des juifs de Sainte-Orse :
C’est comme cela que la population de Sainte-Orse appelait le monument que les familles firent ériger à Sainte-Orse, après que les corps des fusillés furent rapatriés en Alsace.
La tragédie de Sainte-Orse, malgré son ampleur, tomba très vite dans l’oubli. Il fallut l’opiniâtreté de mon cousin Raymond CAHN , celle de Colette RAUNER, puis le livre d’un historien local ancien résistant, Martial FAUCON, pour que ces faits ressurgissent au grand jour.
On ne sait comment (les habitants sont très discrets à ce sujet…) cette stèle disparut un jour, pour se retrouver dans la construction d’une habitation….
Le fils du marbrier qui la grava, ne put sauver que la partie haute, une lourde pierre taillée en demi-cercle, ornée d’un rameau d’olivier.
Jamais son père, n’avait eu auparavant à graver d’inscriptions en hébreu, aussi la considérait-il comme un chef-d’œuvre familial témoin de la maîtrise professionnelle de son défunt père, Monsieur Galinat.
La presse locale s’empara de l’affaire et le journal « SUD OUEST » titra le 3 avril 2004 :
« LA PIERRE DES JUIFS FAIT LE MUR »
« Dans la commune où huit juifs ont été fusillés, un monument rappelait ce tragique évènement, avant qu’il ne disparaisse mystérieusement ».
En fait, il me semble bien que cette stèle a fait l’objet d’une querelle de clochers entre les partisans de l’ancien maire et ceux du nouveau maire, à propos du réaménagement du cimetière qui devenait trop exigu. Donc l’ancienne municipalité avait sans doute estimée que plus personne ne se souciait aujourd’hui de ce monument qui prenait trop de place.
Le nouveau maire, Camille Géraud et son conseil municipal, ne l’entendait pas de cette oreille, mais la commune est pauvre et le coût d’un nouveau monument bien trop lourd. Le maire eu la sagesse de contacter les descendants des victimes, grâce aux indications de Martial Faucon.
C’est ainsi que le 15 mai 2005, nous avons inauguré une nouvelle stèle, conçue par Monsieur Galinat fils à partir des vestiges de l’ancienne stèle élaborée par son père.
L’inauguration de la stèle de Sainte-Orse :
Arrivés à Sainte-Orse le 12 Mai avec mon épouse et ma sœur Henriette, nous avons sillonné jusqu’au 15 Mai, le village et ses hameaux, à la recherche des lieux et des gens dont nos parents nous avaient si souvent parlé.
Mon cousin Raymond CAHN ainsi que ma cousine Sylvie BIEDER née Lehmann, nous avaient rejoints.
Maman (90 ans) qui n’avait pu faire le déplacement, m’avait confié la mission de lui faire un rapport complet….
Avec une énorme émotion, nous avons vu de nos propres yeux, les ruines des maisons incendiées, le petit jardin de mon père, la masure où ils se réfugièrent au fond des bois.
La population était partagée (toujours cette querelle de clochers), certains nous fuyaient, d’autres nous souriaient et répondaient à nos questions avec force gentillesse.
Samedi soir le 14 mai, nous étions invités à un vin d’honneur, par Monsieur le maire et son conseil municipal. Les murs de la Mairie étaient couverts de photos d’époque, photos de classe avec Monsieur Lamoure, photos de notre famille. Là ne s’arrêtait pas la surprise.
En effet, une vieille dame fit son entrée accompagnée de sa gouvernante, le maire nous la présenta. Il s’agissait de Madame Dauriac (96 ans) qui conduisit ma sœur Henriette (l’enfant trouvée) à l’assistance publique pour la soustraire aux dangers.
Les deux femmes s’étreignirent longuement, toute la salle était en pleurs et j’avoue que je ne voyais plus le viseur de mon appareil photo !
On échangea des adresses, des numéros de téléphones et la soirée se termina dans l’auberge du village où de délicieuses spécialités locales nous attendaient.
Dimanche 15 Mai, le cimetière était trop petit pour contenir invités et population. La cérémonie organisée de main de maître par Monsieur le Maire fut très émouvante.
Nous fûmes chargés, ma sœur, mon cousin Raymond et moi-même de dévoiler la stèle, pendant qu’un haut-parleur égrenait « nuit et brouillard » de Jean Ferrat.
Il y eu de nombreux discours plus poignants les uns que les autres.
S’il ne faut en retenir que deux extraits, voici ceux qui me paraissent correspondre le mieux à Sainte-Orse :
« ….Ce nécessaire monument constituera une condamnation permanente des crimes commis au nom d’une idéologie basée sur le racisme, la xénophobie et complétée par l’abolition des libertés individuelles et collectives. La commune de Sainte-Orse, l’une des plus frappées dans la chair de ceux qui étaient venus se réfugier sur son sol, a je crois, en l’érigeant avec le concours des familles et de sa population, utilement œuvré pour que les générations futures gardent les yeux ouverts sur ces idéologies parfois renaissantes…. »
(discours de Martial Faucon, historien)
« …et c’est pour cela que je voudrais associer à cette cérémonie, tous les Justes parmi les Nations, nombreux sauveurs de vies juives, ceux qui furent les lumières de la démocratie, ceux qui furent des hommes à un moment ou il n’y en avait plus….ces actes de courage ont été l’honneur de la France dans cette sombre période… »
(discours de Betty Wieder, représentant Serge Klarsfeld)
Deux habitants de Sainte-Orse, furent honorés par Yad-Vashem.
Le 5 juin prochain sera inaugurée une stèle à la mémoire de Jean Albert Bousquet. Nous avons fait part de vive voix, à son fils et à sa famille, de notre éternelle reconnaissance.
Jean Camille Bloch
Sources documentaires :
Bernard Reviriego : « les juifs en Dordogne », éditions Fanlac.
Martial Faucon : « récits vécus », imprimerie ACDS Bordeaux.
Raymond Cahn : « condensé de ma mémoire pour l’histoire », notes personnelles.