Mordehaï Limon a officiellement dit au revoir à sa carrière militaire le jour où il a quitté son poste de commandant de la marine israélienne.
Mais sa contribution mémorable à l'histoire militaire de ce pays était encore à venir. C'est en civil que Limon - décédé le mois dernier à l'âge de 85 ans - a concocté l'une des opérations militaires les plus éblouissantes, et qui a longtemps conféré à l'Etat hébreu une image de grand improvisateur.
En 1967, l'ancien amiral dirige les achats en armement israéliens à Paris. Mais le président Charles de Gaulle décrète alors, à la veille de la guerre des Six-Jours, un embargo sur certaines exportations destinées au Proche-Orient - en particulier celle des avions de chasse Mirage, achetés par Israël.
En janvier 1969, suite à un raid israélien sur l'aéroport de Beyrouth, l'embargo est étendu à d'autres articles militaires, dont quelques petits bateaux en cours de construction dans le port de Cherbourg.
Ces futurs navires de patrouille étaient, plus précisément, le fruit d'une intense réflexion, en 1960, sous l'impulsion du commandant de marine de l'époque, Yohaï Bin-Noun. La flotte militaire israélienne ne se résumait alors qu'aux maigres restes de la Seconde Guerre mondiale.
A l'état-major, on envisageait même la fermeture totale de la marine - la sécurité du pays reposant essentiellement sur l'aviation et l'armée de terre. Pendant ce fameux brainstorming de 48 heures, la question posée par Bin-Noun avait été la suivante : comment former une marine efficace avec un budget insignifiant ? Surprise. Une des propositions consistait à construire un navire de guerre qui n'existait nulle part ailleurs.
Rafaël, principal corps israélien de développement de l'armement, avait fabriqué un missile doté d'un système de guidage assez primitif, et ni l'armée de terre ni l'armée de l'air n'avaient voulu s'en servir.
Adapté aux besoins de la marine, le missile pouvait cependant être monté sur de simples bateaux de patrouille et leur offrir alors la dose d'agressivité dont ils avaient besoin.
A défaut d'une meilleure idée, la proposition avait finalement été mise à exécution pendant plus d'une dizaine d'années, dans le cadre d'un programme de développement militaire sans précédent.
La toute jeune industrie militaire de l'Etat hébreu avait immédiatement saisi l'occasion pour prendre le train de l'innovation technologique en marche.
Et les Vedettes de Cherbourg constituaient précisément les plates-formes de cette révolution.
Les risques d'échecs d'un tir de missile peu perfectionné sur un bateau en mouvement se sont néanmoins rapidement manifestés.
Un ingénieur des Industries de l'Aviation israélienne (IAI) a alors eu la brillante idée d'installer un radar et un altimètre sur le missile, lui permettant ainsi de poursuivre seul la cible (et non plus de dépendre d'un soldat muni d'une simple paire de jumelles).
Contourner l'embargo
Plusieurs années après le lancement du programme, la marine apprend que l'Union soviétique - principal fournisseur de la Syrie et de l'Egypte - a développé ses propres navires de guerre, dotés de missiles Styx d'une portée deux fois plus grande que celle du modèle israélien, Gabriel. L
'efficacité des armes soviétiques a notamment été révélée au grand jour en octobre 1967, quand le produit phare de l'Etat hébreu - le contre-torpilleur Eilat - est coulé au large du port Saïd par deux missiles Styx.
Un ingénieur naval avait alors entrepris toute une série d'expérimentations pour développer un système capable d'éviter ces missiles.
Parallèlement, à Paris, Limon entretient des relations serrées avec le gouvernement français, malgré l'embargo.
Sa demeure de la Rive gauche accueille très souvent les figures politiques de l'époque, et les soirées mondaines organisées par son épouse - une ancienne Miss Israël - attirent la crème de la haute société française.
Directement exposé à la colère de de Gaulle, suite au raid de Beyrouth, Limon contacte le directeur de la mission navale de Cherbourg pour lui conseiller de faire partir immédiatement tous les navires déjà prêts à prendre le large depuis la côte française.
Sur les douze vedettes commandées, cinq avaient déjà été livrées en Israël, où elles devaient encore être équipées du fameux système de missile. Deux autres bateaux largueront discrètement les amarres peu de temps après.
Il en restait cinq, dont l'Etat hébreu n'avait pas demandé, pour autant, l'arrêt de la construction. Jérusalem espérait même qu'au moment de mettre la dernière couche de peinture sur le douzième bateau - vers la fin de 1969 -, l'embargo aurait été abandonné depuis longtemps.
En réalité, de Gaulle avait quitté le pouvoir la même année et son successeur, Georges Pompidou, n'avait rien voulu savoir.
Bien que Limon n'était plus aux commandes des achats militaires, il allait clairement jouer un rôle de premier plan dans l'affaire qui devait suivre.
L'ambassadeur d'Israël à Paris, Walter Eytan, n'est alors pas du tout disposé à engager des négociations secrètes. Limon propose, lui, de s'emparer des bateaux, une fois le dernier monté.
Moshé Dayan, le ministre de la Défense de l'époque, est plus concerné de son côté par le risque d'un éventuel refroidissement des relations diplomatiques avec Paris. "Ne faites rien d'illégal !", avertissait-il.
Mais la nuance était finalement assez fine pour qu'Israël parvienne à voler toute une flottille de bateaux de guerre. L'idée : vendre de manière fictive les navires soumis à embargo à un acheteur privé étranger, puis les lui racheter.
Les autorités françaises auraient été heureuses, de leur côté, de tourner la page d'une affaire qui risquait fortement de nuire à leur bonne réputation de fournisseur d'armes.
Un ami suggère alors à Limon de prendre contact avec Martin Siemm, directeur de la plus grande entreprise de construction navale en Norvège et héros de la Résistance. Agé de 75 ans, Siemm s'est déjà rendu en Israël dont il a été agréablement surpris par le dynamisme.
Il accepte de rencontrer Limon à l'aéroport de Copenhague, où ce dernier lui expose les détails de son plan : Israël vendra les bateaux à Siemm, avant de discrètement les lui racheter. Siemm, lui, n'a rien à y gagner.
Hormis le fait d'aider Israël à se défendre. Deux jours plus tard, il accepte la mission. Et Limon décide de rêver enfin son plan à Tel-Aviv.
Felix Amiot, propriétaire du chantier naval de Cherbourg et impliqué dans la combine, reçoit alors une lettre signée par Siemm, lui faisant part de sa volonté d'acheter les bateaux.
Le ministère français de la Défense salue immédiatement l'initiative et propose au gouvernement israélien de le rembourser. Au terme de quelques jours de mise en scène, Tel-Aviv finit par donner son accord.
"Il s'agit d'une excellente transaction qui devrait servir de modèle", écrit alors le ministre français des Affaires étrangères, Maurice Schumann.
Coup de maître
Deux contrats sont signés mi-décembre : l'un annule la première transaction israélienne ; l'autre confirme l'achat des navires par la compagnie de Siemm, "Starboat". Le lendemain, Limon, Siemm et Amiot se réunissent à nouveau pour signer les documents confidentiels annulant ceux de la veille.
Mais avec l'implication du gouvernement israélien, l'affaire commerciale se mue en véritable opération militaire.
A Haïfa, un navire de fret et un ferry doivent assurer le ravitaillement des Vedettes de Cherbourg pendant leur trajet. D'autres cargos, détournés de leur itinéraire initial, sont positionnés en renfort.
Des membres d'équipage habillés en civil sont déployés en petits groupes dans la capitale française et envoyés en train à Cherbourg, avec ordre de ne surtout pas parler en hébreu.
Une fois arrivés sur la côte, ils sont conduits aux bateaux et cachés sous les ponts. L'opération était prévue pour la veille de Noël.
Cependant, un vent de force 9 soufflant sur la Manche empêche les navires de prendre le large à l'heure fixée.
Il faudra attendre 2 heures du matin pour que le feu vert soit enfin donné. "Nous partons",déclare le commandant. Limon, lui, regarde les navires disparaître au large.
Le mystère des bateaux fera la une des journaux du monde entier. "Où sont-ils ?", pouvait-on lire. Des équipes de télévision s'envolaient en direction de la Norvège.
D'autres, au Sud, survolaient la Méditerranée. Alors que les navires s'approchent de Gibraltar, une station de surveillance britannique leur demande de s'identifier.
Pas de réponse des Israéliens à bord. Ni drapeaux, ni numéros d'identité ne permettaient de repérer la provenance des vedettes. "Bon voyage !", annonceront pourtant les contrôleurs maritimes au bout de quelques minutes.
Message que les Israéliens prendront immédiatement comme un encouragement des Britanniques, qui avaient certainement compris de qui il s'agissait.
Quand ils sont enfin repérés par les équipes de télévision, les navires s'approchent déjà de la côte africaine et avancent à vitesse grand V.
Furieux, le ministre français de la Défense, Michel Debré, ordonne immédiatement leur arrestation. Mais Pompidou intervient. Les bateaux jettent finalement l'ancre à Haïfa, le 1er janvier 1970.
Une nation dotée d'une population deux fois moins grande que celle de la ville de New York vient de réussir le coup du siècle. Trois années supplémentaires de travail acharné permettront aux bateaux lanceurs de missiles de voir enfin le jour.
La flottille tout entière pourra montrer de quoi elle est capable dès octobre 1973. Quelques jours plus tard, la guerre de Kippour est déclarée. En matière de batailles navales, les bateaux israéliens étaient très loin de pouvoir se mesurer à ceux de l'ennemi.
Pourtant, ils parviendront à détourner chacun des 54 missiles tirés par le camp arabe, en plus de couler huit navires hostiles - avant de regagner à jamais leurs ports respectifs. Il avait fallu pas moins de treize ans pour que le rêve d'un soir devienne enfin réalité.
Abraham Rabinovich est l'auteur de The Boats of Cherbourg (Les Bateaux de Cherbourg), Naval Institute Presse, 1997 (en anglais)
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