Par EDWIN BLACK
17.09.09
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Faiçal en compagnie d’une bande de maraudeurs.
PHOTO: PHOTOS D’ARCHIVES , JPOST
Le 1er janvier 1919, le prince Faiçal soumettait au Conseil suprême de la Conférence pour la Paix un mémorandum décrivant sa vision du nationalisme arabe au Moyen-Orient. Une vision ni monolithique, ni panarabe. Faiçal ne convoitait qu'un seul territoire : la Syrie.
Près d'un siècle plus tard, hommes politiques et commentateurs passent leur temps à déplorer l'impossibilité de parvenir à la paix au Proche-Orient. Immanquablement, les projecteurs sont orientés sur Israël et les Palestiniens, pierres angulaires d'une résolution globale à élaborer avec l'aide des Occidentaux. Pourtant, dans l'accord de paix original entre Juifs, Arabes et puissances occidentales, ni les implantations, ni Jérusalem ne posaient problème. Les Arabes ne trouvaient rien à redire à l'établissement d'un Etat juif et à l'immigration massive de populations juives. Pour eux, ce n'était pas la Palestine, mais la Syrie qui importait.
Voici comment un plan de paix pour le Proche-Orient, mis au point au lendemain de la Première Guerre mondiale par tous les protagonistes, a néanmoins été réduit à néant non par les Juifs, non par les sionistes, mais par les Français.
Tout commence en janvier 1919 à la Conférence de Paix de Paris, dans une capitale française tapissée de drapeaux, éprouvée par la guerre, mais victorieuse. C'est là que se réunissent en grande pompe les représentants des Alliés, qui confrontent leurs visions et leurs illusions pour refaire le monde et inventer un Moyen-Orient post-ottoman. Au cours de ces réunions décisives, Arabes et Juifs approuvent officiellement leurs aspirations nationales respectives et prennent la résolution de coexister, en paix.
Tels sont les termes du contrat : un Etat sioniste en Palestine, sans restrictions, pour les Juifs ; l'Irak et ses fabuleuses nappes de pétrole encore inexploitées pour les Britanniques. Quant aux Arabes, ils ne réclament que la Syrie et les villes saintes de La Mecque et de Médine, dans la péninsule arabe.
Au début de la Conférence de paix de la Ligue des Nations, le prince Faiçal, accompagné de T.E. Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d'Arabie, rencontre à Paris le président de l'Organisation sioniste mondiale Haïm Weizmann. Faiçal et Weizmann s'étant déjà entretenus au mois de juin à Akaba, Faiçal n'a plus qu'à signer l'accord en neuf points, intelligent et plein de tolérance, qui agrée la Déclaration Balfour et invite les sionistes à venir vivre en Palestine.
Le document présente les spécificités des aspirations nationales mutuelles des deux peuples. Et à cette époque, la terre sur laquelle est censé s'ériger l'Etat national arabe n'est pas la Palestine, mais la Syrie.
Voici le texte :
"Article II : Dès la fin des délibérations de la Conférence de Paix, les frontières définitives entre l'Etat arabe et la Palestine seront fixées par une commission sur laquelle se seront entendues les parties."
"Article III : Toutes les mesures nécessaires seront adoptées afin d'assurer les meilleures garanties à la mise en application de la déclaration [Balfour] du 2 novembre 1917, publiée par le gouvernement britannique."
"Article IV : Toutes les mesures nécessaires seront prises pour encourager et stimuler l'immigration de Juifs en Palestine à grande échelle et enraciner au plus vite des immigrants juifs dans cette région, au moyen d'implantations et d'une exploitation intensive de la terre. Grâce à de telles mesures, les paysans et métayers arabes seront protégés dans leurs droits et recevront une assistance propre à favoriser leur développement économique."
L'accord est dactylographié en anglais, mais au bas du document, Faiçal a ajouté en arabe, à la main, une mise en garde chargée de gravité : "J'approuve les articles ci-dessus à la condition expresse que les Arabes obtiennent leur indépendance telle que décrite dans mon mémorandum [à venir] daté du 4 janvier 1919 et adressé au Foreign Office du gouvernement britannique."
"En revanche, dans le cas où une modification ou une dérogation, aussi infime soit-elle, serait ajoutée [concernant nos exigences], je ne serai plus lié par le moindre terme du présent accord, qui sera alors nul et non avenu, et je ne serai plus redevable en quoi que ce soit et d'aucune manière que ce soit." Sous ces mots, figurent les signatures de Weizmann et de Faiçal.
La ruée vers l'or noir
Alors que s'est-il passé et pourquoi ?
Les Arabes forment un groupe tribal vieux de plusieurs siècles, mais le nationalisme arabe, lui, n'a débuté qu'au début du XXe, avec l'émergence d'intellectuels qui enviaient les mouvements internationaux de l'Europe chrétienne visant à l'auto-détermination, l'autonomie et l'indépendance nationale de ses groupes ethniques et religieux.
Damas avait longtemps été l'épicentre intellectuel du mouvement national arabe et la plaque tournante du monde musulman. Quant à Faiçal et les Hachémites, ils étaient les descendants directs de Mahomet et les gardiens de La Mecque et de Médine, deux villes chères à tous les Musulmans.
En revanche, la Palestine passait pour un trou perdu et l'Irak n'était qu'une province ottomane négligeable, pourvue d'une richesse dont les Arabes n'avaient que faire, mais dont rêvait l'Occident : le pétrole.
C'est le combat mené contre les Ottomans, aux côtés des Britanniques et de Lawrence d'Arabie, qui assure une place aux Arabes autour de la table des vainqueurs à Paris. Le 1er janvier 1919, Faiçal, devenu le visage du nationalisme arabe, soumet donc au Conseil suprême de la Conférence de Paix un mémorandum très officiel et, dans le cadre de sa vision du nationalisme arabe au Moyen-Orient, son intérêt pour la Syrie.
"Les diverses provinces de l'Asie arabe (la Syrie, l'Irak, Jezireh, Hijaz, Najd et le Yémen) sont très différentes les unes des autres sur les plans économique et social", peut-on y lire, "et on ne peut les contraindre à s'unir sous un même gouvernement... [Mais] la Syrie, densément peuplée de classes sédentaires, est politiquement assez avancée pour prendre en main ses propres affaires internes."
En ce qui concerne l'Irak, Faiçal affirme : "Le monde souhaite exploiter rapidement la Mésopotamie, c'est pourquoi nous pensons que le système gouvernemental installé dans cette région devra être appuyé par les hommes et les ressources matérielles d'une grande puissance étrangère." Il suggère ici un mandat britannique."En Palestine", poursuit-il, "l'immense majorité des habitants sont des Arabes. Les Juifs leur sont très proches par le sang et il n'existe aucun conflit d'intérêt entre ces deux races. En théorie, nous ne faisons qu'un. Nos principes sont les mêmes."
Mais la Palestine est importante pour beaucoup de religions et, par conséquent, le mouvement nationaliste arabe "serait favorable à l'adjonction d'un grand administrateur, aussi longtemps qu'il le faudra, pour que l'administration locale soit à même de promouvoir activement la prospérité matérielle du pays", souligne Faiçal. Là encore, un mandat britannique est stipulé.
Toutefois, lors des sessions parisiennes, les Français dédaigneront Faiçal. Ils ne tiennent pas compte de toutes les démarches antérieures réalisées par les Britanniques et refusent de renoncer à leurs visées sur la Syrie, principalement parce que la région du Liban est à majorité chrétienne maronite. En fait, pour une grande partie de l'administration française, les Arabes constituent une menace pure et simple.
Il suffit, pour s'en convaincre, de lire une note du Quai d'Orsay : "Damas est un centre musulman très hostile à la France, en réalité, le plus hostile de tout l'islam... C'est là que se fomentent tous les complots contre notre autorité dans les pays musulmans et c'est là que viennent tous les agitateurs pour prêcher la rébellion... Damas doit être placée sous notre contrôle."
Quand la France s'en mêle
La France engage alors un processus diplomatique déloyal avec les Arabes, dont l'héritage s'étendra sur plusieurs générations.
En avril 1919, Faiçal rencontre le Premier ministre George Clémenceau, qui lui promet une indépendance arabe totale pour la Syrie dans une déclaration datée du 17 avril.
Toutefois, selon ce document, l'armée française occuperait Damas et la nouvelle nation arabe existerait sous la forme d'une fédération d'Etats locaux autonomes, où tous les conseillers gouvernementaux, y compris les gouverneurs et les directeurs des grands ministères, ainsi que le système judiciaire, seraient français, sous contrôle de Paris, comme c'est le cas au Liban.
En outre, Faiçal lui-même devra déclarer publiquement l'importance des relations historiques de la France avec les Chrétiens maronites. En dehors de cela, affirment les Français, la Syrie sera totalement "indépendante".
Faiçal refuse très vite, encouragé par Lawrence d'Arabie, qui lui conseille d'exiger une indépendance totale, "sans conditions ni réserves". Mais Clémenceau ne tolère pas ce qu'il considère comme de l'impudence de la part des Arabes. Faiçal quitte alors Paris pour la Syrie, décidé à revendiquer cette nation.
Au cours de la deuxième moitié de l'année 1919, les négociations multilatérales vont bon train, avec leur part habituelle de permutations, de frustrations et de renversements. Pour les Français, il n'est pas question de renoncer à dominer une Grande Syrie incluant le Liban. Des soldats français, des groupes religieux et des organisations civiles ont déjà entrepris une impressionnante reconstruction administrative et économique de ces provinces turques négligées.
Selon un grand éditorialiste français, conseiller du gouvernement, une France qui quitterait la Syrie et le Liban serait considérée par l'opinion internationale comme un pays "fini".
Catégorique, Clémenceau ne mâche pas ses mots : si Faiçal et les nationalistes arabes ne manifestent pas un "respect absolu" et "ne me donnent pas satisfaction", la région tout entière sera prise "par la force". Mais déjà, les partisans musulmans du rejet ont attaqué les troupes françaises sur place et la situation se détériore vite. Faiçal doit faire son choix entre les propositions sincères des Français et la ferveur et la méfiance des nationalistes arabes qui, partout, réclament instamment l'indépendance.
Les 7 et 8 mars 1920, le Deuxième Congrès général syrien, assemblée représentative qui réunit les nationalistes arabes de nombreux pays, prend les devants sur toute éventuelle décision de la Ligue des Nations. Le congrès arabe proclame avec véhémence l'indépendance d'une "Grande Syrie" qui s'étend sur le Liban et, au sud, sur la Palestine. Et il élit Faiçal roi de Syrie.
Des nuages à l'horizon
Les Alliés sont outrés. Le 11 mars, le Premier ministre français affirme à son homologue britannique Lloyd George que le Deuxième Congrès général syrien n'a aucune légitimité et que ses décisions sont sans valeur.
Lord Curzon, ministre britannique des Affaires étrangères, proteste et adresse des remontrances à l'ambassadeur français à Londres : "L'avenir de la France et de la Grande-Bretagne au Moyen-Orient a été mis en péril par la façon dont le gouvernement français, poursuivant des aspirations traditionnelles et historiques, a cherché à s'imposer dans des zones où la présence française n'est pas souhaitée par les habitants."
Un mois plus tard, le 19 avril 1920, les Alliés, dans le cadre de la Ligue des Nations, se réunissent à San Remo, en Italie, pour morceler la Turquie. Là, la France finit par obtenir un mandat sur le Liban et la Syrie, tandis que les Britanniques reçoivent l'Irak et la Palestine, avec pour mission d'y créer un foyer national juif.
Le 24 avril, en marge de la Conférence de San Remo, Anglais et Français concluent un accord secret pour se partager le pétrole d'Irak. L'or noir sera acheminé par des pipelines qui restent à construire en Syrie, jusqu'à la Méditerranée.
L'annonce de la distribution des mandats en Syrie, en Irak et en Palestine, qui dénie aux Arabes la souveraineté de la Syrie et établit en outre un foyer national juif, se répand comme une traînée de poudre dans le monde arabe.
Le 8 mai, un Faiçal consterné envoie une protestation officielle au Conseil suprême de la Conférence de Paix, se disant "très surpris d'apprendre, par le public, la décision de la Conférence de San Remo". "La volonté des habitants", souligne-t-il, "n'a pas été prise en compte dans l'assignation de ces mandats."
Faiçal rappelle à la Ligue des Nations les intentions qu'elle affichait à l'époque des révoltes arabes contre les Turcs, qui n'étaient autres que "leur complète délivrance du joug étranger et l'établissement d'un gouvernement libre et indépendant". Et d'un ton qui ne présage rien de bon, ajoute : "La décision de San Remo met un terme à cet espoir. Les éléments modérés de notre jeune nation, qui s'efforçaient encore d'instaurer une politique de collaboration sincère avec les Alliés, sont désormais découragés et rendus impuissants par cette décision."Dès lors, le militantisme arabe et la violence, déjà un problème dans tout le Moyen-Orient occupé, en Palestine, en Mésopotamie et en Syrie, redoublent.
Le 18 mai 1920, le ministre britannique des Affaires étrangères, à bout, déclare se laver les mains du problème syrien et envoie à Paris le message suivant : "Les autorités françaises doivent être les meilleurs juges des mesures militaires nécessaires pour contrôler la situation sur le terrain." Très vite, le président français Alexandre Millerand confirme à son état-major : "Une action contre Faiçal est indispensable et urgente."
Aussitôt, l'armée française se prépare à envahir la Syrie à grand renfort de divisions de tanks, d'avions et d'artillerie lourde.
La France envoie à Faiçal un ultimatum lui intimant de se résigner et de faciliter les efforts français de rétablissement de l'ordre. Un ultimatum calculé pour que l'intéressé ne puisse y répondre, étant donné la lenteur des communications dans cette région sous-développée. Faiçal accède immédiatement à la demande, mais sa réponse parvient un jour trop tard. Les Français ont déjà commencé à marcher sur Damas.
La naissance du grand Satan
Le 24 juillet 1920 marque un tournant dans l'histoire des relations entre les Arabes et l'Occident.
En route pour Damas, les forces françaises rencontrent des ennemis prêts à en découdre à Maysalun, à l'ouest de la ville. Armés de couteaux et de fusils, ceux-ci opposent une "forte résistance", mais face aux blindés, aux avions, aux mitrailleuses et aux forces d'infanterie des Français, ils ne font pas le poids. En huit heures, ils sont presque tous massacrés. Les Français occupent alors Damas et établissent leur mandat.
Le même jour, à la suite de fuites persistantes, l'accord pétrolier secret de San Remo est rendu public, tandis qu'à Londres, le Congrès sioniste mondial s'achève dans l'enthousiasme. Réunis dans une immense salle où des drapeaux frappés de l'étoile de David pendent verticalement des balcons et tapissent les fenêtres de verre dépoli de l'entrée, les sionistes créent le Keren Hayesod, dont le rôle consiste à collecter de l'argent à travers le monde pour le nouveau foyer juif. Les fonds permettront d'acheter, en toute légalité, des terrains pour les kibboutzim et de financer la création de nouveaux villages juifs en Palestine.
Quelques jours plus tôt, Whitehall a nommé Sir Herbert Samuel haut commissaire de Palestine, chargé de superviser l'immigration juive. Peu à peu, le foyer national juif prend vie et devient une réalité sur le terrain.
Ce même 24 juillet 1920, c'en est fini pour les Arabes. Les Juifs ont gagné la Palestine, l'Occident s'est emparé du pétrole et eux-mêmes ont perdu le seul pays qu'ils revendiquaient vraiment : la Syrie.
Dès lors, trois démons intimement liés (les Alliés européens infidèles, les sionistes infidèles et cette substance noire dont l'Occident a instamment besoin) forment, dans les esprits arabes, le grand Satan. Trois démons qui vont galvaniser la conscience arabe pour les cent ans à venir. Pour la première fois depuis des siècles, les Arabes cessent de se combattre les uns les autres. Sunnites et Chiites, les ennemis tribaux qui se disputaient les puits, peuples du désert et peuples des villes, intellectuels et paysans, tous s'unissent sous une seule et même bannière islamique à la suite de cette "Am al-Nakba", cette Année de la Catastrophe. Car 1920 restera une année noire dans la conscience collective arabe.
Désormais, aux quatre coins du rectangle territorial arabe désagrégé, un grand djihad sera mené. Faiçal avait averti la Conférence de la paix : "L'unité des Arabes en Asie a été facilitée par le développement du chemin de fer, des télégraphes et de l'aviation. Autrefois, la région était trop gigantesque et certaines zones trop faiblement peuplées pour favoriser l'échange des idées."
La colère arabe peut donc s'amplifier très vite et de façon coordonnée. Les Arabes sont à même de lancer des attaques audacieuses et de frapper là où cela fait le plus mal : en Irak, où Anglais et Français rêvent d'un pétrole qui ne coule pas encore à flots, mais dont les Alliés ont déjà le goût. Un goût que les Arabes sont décidés à rendre amer et sanglant, et qui le restera pour toujours...
Cet article a été écrit par l'auteur du best-seller IBM et l'Holocauste.