Retour, avec un intéressant article de 2002 de Laurent Rucker dans les Cahiers de la Shoah, sur les grands absents de ces empoignades rétrospectives, à savoir l’Union soviétique et Staline, pourtant d’ordinaire si complaisamment mis en avant (A quand un Nuremberg du communisme?) dans la défaite du nazisme.
Qui, au-delà d’un bilan clairement catastrophique (près de la moitiédes victimes de la Shoah exterminées, certes du fait de l’occupation nazie, sur son territoire, soit quelque 2, 6 millions) montre surtout lagrande ambiguïté de la politique soviétique sur la question.
Pris, sans parler dans un premier temps une politique d’apaisement et des accords secrets avec Hitler, entre les objectifs contradictoiresd’un mode de fonctionnement totalitaire et clanique considérant comme suspect tout groupe non controlé par lui et la volonté d’obtenir le soutien des Alliés, le sauvetage des juifs en tant que tels ne fut jamais pour le pouvoir soviétique l’objet d’une politique délibérée.
Que ce soit l’expulsion tsariste d’une partie d’entre eux dès 1915 vers l’intérieur du territoire, l’évacuation des grandes villes et des professions utiles à l’effort de guerre ou l’instrumentalisation, via leComité antifasciste juif , d’un groupe d’intellectuels juifs (eg. Ehernbourg, Eisenstein) pour obtenir le soutien occidental.
D’où, par crainte d’encourager les revendications d’autres nationalités ou de rappeler la complicité des supplétifs locaux dans l’extermination de juifs perçus comme à l’origine de la répression bolchévique, l’exemple particulièrement révélateur des communiqués sur les massacres comme celui de Babi Yar qui ne mentionnaient jamais l’origine juive des victimes.
Ou, après guerre, non seulement l’interdiction en Union soviétique-même du Livre noir sur l’extermination des Juifs par les nazis mais l’élimination (la tristement fameuse « Nuit des poètes assassinés »avant le « Complot des blouses blanches » ) de nombre des membresdu Comité antifasciste juif qui en était à l’origine …
L’union soviétique a-t-elle sauvé des juifs?
Laurent Rucker
Cahiers de la Shoah
Janvier 2002
Près de la moitié des victimes de la Shoah ont été exterminées sur le territoire soviétique. À lui seul, ce chiffre indique, s’il en était besoin, l’importance et le caractère central de l’entreprise de destruction des Juifs qui s’est déroulée en URSS. Comment ce crime contre l’humanité a-t-il pu être commis? Les Juifs soviétiques auraient-ils pu être sauvés? L’URSS de Staline a-t-elle fait tout ce qui était en son pouvoir pour les protéger?
Nous n’avons pas l’ambition de répondre à l’ensemble de ces questions dans le cadre de cet article. Notre propos sera plus limité. À partir des sources disponibles, nouvelles et anciennes, nous tenterons d’analyser la politique de l’URSS à l’égard des Juifs résidant dans les zones qui, après le 22 juin 1941, ont été envahies par l’Allemagne nazie. Nous essaierons de montrer que l’attitude soviétique vis-à-vis des Juifs pendant la guerre s’explique avant tout par un certain mode de fonctionnement du pouvoir stalinien, qu’elle fut moins guidée par la situation des Juifs en tant que telle et par les tragédies qu’ils étaient en train de vivre, que par les objectifs politiques de Staline.
Dans son livre L’Abandon des Juifs, David Wyman écrivait que, malgré tous les griefs qu’on pouvait leur adresser, les États-Unis avaient un meilleur bilan en matière de sauvetage des Juifs que la GrandeBretagne ou l’Union soviétique 1. Cette comparaison n’est pas très pertinente. En effet, à la différence des États-Unis et de la Grande-Bretagne, le territoire soviétique fut en partie occupé par l’armée du Reich pendant trois ans – ce qui change complètement les données du problème.
Comme le soulignait André Kaspi, pour mesurer l’ampleur de la tragédie, nous sommes contraints de recourir aux statistiques, de dresser une arithmétique macabre 2. Si l’on se place sur ce plan, la faillite du pouvoir soviétique fut totale.
Le destin des Juifs soviétiques a été en grande partie scellé dès les premières semaines de l’occupation allemande. Le refus de Staline, jusqu’au dernier moment, de rompre l’alliance avec Hitler conclue en août 1939, a entraîné la catastrophe que l’on sait pour l’URSS, et en particulier pour les Juifs qui figurèrent parmi les premières victimes de cette politique. Rien n’ayant été entrepris pour évacuer les populations civiles avant le 22 juin 1941 – pas plus les Juifs que les autres citoyens soviétiques –, celles qui se situaient dans les zones frontalières ont subi d’emblée les assauts de l’armée allemande. Or, 82% des 5 millions de Juifs résidant à l’intérieur des frontières de l’URSS de 1941 se trouvaient dans des territoires qui allaient être occupés par les troupes du Reich 3. En moins de six mois, entre juin et décembre 1941, 10% des Juifs soviétiques – soit environ 500 000 personnes – sont exterminés par les nazis, dont près de la moitié en Lituanie et en Lettonie 4. Et ces massacres ne sont pas perpétrés avec des techniques industrielles, mais de manière «artisanale» : sur la durée de la guerre, environ un million de Juifs soviétiques ont été fusillés, et non gazés dans les centres d’extermination 5.
Le bilan au terme de la guerre est terrible. Grâce à l’ouverture des archives soviétiques, on peut aujourd’hui confirmer certaines hypothèses démographiques. En effet, jusqu’à une période récente, nous ne disposions que du recensement de 1939, qui faisait état d’une population juive d’un peu plus de 3 millions d’âmes. Or, un précédent recensement avait été conduit en 1937. Mais les résultats obtenus n’ayant pas eu l’heur de plaire à Staline – ils faisaient apparaître un chiffre global de la population inférieur de 6 millions à celui qui était attendu par le Kremlin, traduisant les conséquences de la collectivisation, de la famine en Ukraine, en Russie et au Kazakhstan –, celui-ci en avait interdit la publication et les responsables du recensement avaient été arrêtés et déportés ou fusillés 6. Le recensement de 1937 est accessible depuis la fin des années 1980. Selon les données qu’il fournit, il y avait alors près de 2,7 millions de Juifs en URSS, contre un peu plus de 3 millions en 1939. Les travaux des démographes ont montré que le chiffre fiable est celui de 1939, car celui de 1937 a été sous-évalué en raison d’un enregistrement défectueux dans certaines régions, notamment dans le Caucase et en Asie centrale 7.
Donc, sur les 3 millions de Juifs résidant à l’intérieur des frontières de l’URSS d’avant 1939, environ 1 million ont péri et sur les presque 2 millions 8 qui vivaient dans les territoires annexés par l’URSS à la suite du pacte germano-soviétique – États baltes, partie orientale de la Pologne, Bessarabie et Bukovine du nord –, près de 80% ont été exterminés (soit environ 1,6 million) 9. Ce bilan est sans appel : le pouvoir stalinien n’a pas pu empêcher le génocide des Juifs soviétiques. La question est de savoir s’il a, malgré tout, tenté de les protéger. Pour y répondre, il faut distinguer deux périodes : d’une part les années 1939-1941 et, d’autre part, les années 1941-1944.
1939-1941
Les pactes germano-soviétiques d’août et de septembre 1939 ont eu une conséquence pour le moins inattendue : l’augmentation de 60% de la population juive vivant sous autorité soviétique. Entre septembre 1939 et juin 1940, celle-ci retrouve le niveau qui était le sien à la fin du XIX e siècle10. Cette «réunification forcée» est trop souvent négligée, alors qu’elle a produit des effets très importants sur un judaïsme soviétique qui était coupé du monde depuis plusieurs années et qui ne pouvait ni entretenir librement ses traditions ni pratiquer sa religion. Les retrouvailles entre le judaïsme soviétique et celui d’Europe orientale ont pris deux formes extrêmes : celle du soldat juif de l’Armée rouge entrant en conquérant en Pologne et y renouant des liens avec les Juifs polonais et celle du déporté juif polonais, militant du Bund ou d’une organisation sioniste, envoyé au Goulag et y retrouvant des prisonniers juifs soviétiques victimes des purges 11.
Mais surtout, à la suite de l’entrée de l’armée allemande en Pologne, en septembre 1939, l’URSS est pour la première fois confrontée aux conséquences de la politique nazie à l’égard des Juifs. Elle doit décider du sort de ceux qui, fuyant l’avancée de la Wehrmacht, tentent de se réfugier dans la partie orientale de la Pologne annexée par l’URSS. Pour la première fois, elle se trouve face à la question du sauvetage des Juifs.
Le problème des réfugiés, pas seulement juifs, a fait l’objet de négociations entre l’URSS et l’Allemagne. Une commission mixte soviéto-allemande, présidée côté soviétique par l’ex-commissaire du peuple aux Affaires étrangères, Maxime Litvinov, a été créée à cet effet à la mi-octobre 1939 afin de résoudre le problème de la réinstallation dans la partie allemande de la Pologne des Allemands se trouvant en territoire occupé par l’URSS et, inversement, celui des Ukrainiens et des Biélorusses se trouvant dans la partie allemande 12. Toutefois, dans un rapport adressé à Berlin, le représentant allemand de la commission notait que les Soviétiques n’étaient pas intéressés par le sort des réfugiés juifs 13. L’URSS ne souhaitait pas les accueillir, d’une part parce qu’elle ne voulait pas être l’instrument de la politique de l’Allemagne qui, dans les derniers mois de l’année 1939, avait essayé d’envoyer les Juifs polonais vers les territoires soviétiques et d’autre part, comme le montre un rapport du NKVD de février 1940, parce qu’elle se méfiait de ces réfugiés juifs. Elle considérait que leur présence dans des zones frontalières constituait une source d’insécurité et craignait surtout que parmi ceux-ci ne se trouvent des «agents» des organisations sionistes et bundistes 14.
Néanmoins, plusieurs dizaines de milliers de Juifs polonais ont pu fuir la zone occupée par l’Allemagne avant l’arrivée des troupes soviétiques, le 17 septembre 1939. Un certain nombre, difficile à évaluer, a ensuite réussi à franchir la frontière entre les deux zones, grâce notamment à la « complicité » de soldats juifs de l’Armée rouge 15. Ainsi, le responsable du NKVD en Biélorussie notait-il en février 1940 la présence de plus de 72000 réfugiés en provenance de Pologne, dont 65000 Juifs 16. Il est difficile d’établir un chiffre total précis du nombre de réfugiés juifs qui ont réussi à entrer en URSS mais, selon les estimations les plus récentes fondées sur les archives soviétiques, il serait de l’ordre de 150000 personnes 17. Celles-ci n’ont pas été à proprement parler «sauvées» par l’URSS, mais, en tout état de cause, elles ont pu échapper provisoirement aux nazis.
Le sort de ces réfugiés reflète les ambiguïtés et les contradictions de la politique soviétique. Une partie d’entre eux, environ 10000, a pu s’installer tout à fait normalement en acceptant d’aller travailler dans les mines du Donbass en Ukraine 18. À l’opposé, un nombre à peu près équivalent (environ 8000) a pris le chemin de la Loubianka ou du Goulag. Les statistiques de cette institution qui ont été conservées dans les archives montrent que le nombre de Juifs détenus dans les camps de travail correctif augmente de 58% entre janvier 1939 et janvier 1941, passant de 19758 à 31132; les Juifs représentent alors 2,08% des prisonniers. Avec 10,3 prisonniers pour 1000 habitants, ils figurent au troisième rang des peuples représentés au Goulag, juste derrière les Turkmènes (13,4) et les Allemands (11,9), mais devant les Russes (8,9) 19. Pour l’essentiel, ce sont des militants sionistes et bundistes, provenant de ces flux de réfugiés ou résidant dans les territoires annexés par l’URSS entre septembre 1939 et juin 1940. Parmi eux on trouve, entre autres, les dirigeants du Bund, Viktor Alter et Henryk Erlich, ou encore un certain Menahem Begin, alors dirigeant du mouvement de jeunesse de l’Organisation sioniste révisionniste, le Betar.
Paradoxe de l’attitude du Kremlin: en même temps qu’il envoyait au Goulagou en prison une partie des réfugiés, en février 1940, il proposait aux autres de devenir soviétiques 20. Proposition ambiguë puisque, si elle leur offrait la possibilité de redémarrer une vie nouvelle, à l’heure où tant de frontières se fermaient aux Juifs qui voulaient fuir les nazis, elle les plaçait sous l’autorité du pouvoir stalinien dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne constituait pas une garantie de sécurité. L’objectif était moins de faire preuve de générosité que de contrôler plus efficacement ces réfugiés, de les enregistrer et de les soumettre à la loi soviétique.
Environ la moitié d’entre eux accepta (65000) 21. L’autre moitié refusa; ce qui signifiait qu’elle avait opté pour le retour dans les territoires occupés par les nazis. Ce choix peut surprendre, mais il n’est pas dénué de sens. D’une part, de nombreux réfugiés avaient laissé leur famille et espéraient donc pouvoir la retrouver. D’autre part, leur expérience de l’URSS ne les incitait guère à y rester. Entre la peur de la répression et la perspective d’une vie difficile, ils doutaient de leur avenir dans la patrie du socialisme. Certains de leurs compagnons d’infortune avaient pris le chemin du Goulag; d’autres, celui des mines du Donbass – certes volontaire, mais pour un travail pénible.
En fait, seule une petite minorité retourna du côté allemand. Les autres (environ 65000), qui avaient refusé la citoyenneté soviétique, furent envoyés dans le second Goulag, celui des «peuplements spéciaux» 22, à la suite d’une opération qui se déroula en juin-juillet 1940. Avec le plus grand cynisme, le NKVD fit croire à ces réfugiés juifs qu’il allait exaucer leurs vœux. Il leur demanda de se rendre dans les gares et de prendre un train qui les emmènerait en territoire polonais sous occupation allemande. Mais, une fois remplis, les trains suivirent une toute autre feuille de route 23! Les réfugiés juifs rejoignirent au Kazakhstan, en Sibérie et au Nord de la Russie la cohorte des peuples déportés qui comprenait déjà des Coréens, des Finnois, des Polonais, des Lettons. Ils seront suivis, durant et après la guerre, par les peuples du Caucase, les Allemands et les Baltes 24. Quelques jours à peine avant le lancement par Hitler de l’opération Barbarossa, le NKVD mit en œuvre, sous la houlette du général Serov, une nouvelle opération de déportation, décidée par Staline et Beria, qui frappa cette fois la Lituanie. Entre le 15 et le 22 juin 1941, plus de 30000 personnes furent envoyées au Kazakhstan et en Sibérie. Les deux tiers de ces déportés étaient lituaniens et un peu plus d’un quart (environ 7000) étaient juifs 25.
Un dernier aspect de la politique soviétique pendant cette première période concerne le problème de l’émigration en Palestine. Dès 1940, soit bien avant la rupture germano-soviétique, les responsables du mouvement sioniste ont établi des contacts avec des diplomates soviétiques. Au menu des discussions : l’avenir de la Palestine, mais également le sort des réfugiés juifs polonais en URSS ; les dirigeants sionistes évitant d’aborder le problème des Juifs devenus soviétiques à la suite des annexions de territoires. Les responsables sionistes ont demandé des autorisations d’émigration d’une part pour des groupes d’étudiants d’écoles religieuses de Pologne qui s’étaient réfugiés en Lituanie après l’invasion allemande et, d’autre part, pour des Juifs lituaniens.
Les résultats de ces pourparlers furent limités pour des raisons qui ne tenaient pas uniquement à l’attitude de Moscou, mais également à celle de Londres qui, après l’annexion des États baltes en juin 1940, décida de refuser toute demande de visa en provenance des territoires conquis par l’URSS 26. Néanmoins, 5000 Juifs de Lituanie furent autorisés à émigrer en Palestine par l’URSS entre septembre 1940 et avril 1941. Au moins ceux-là furent-ils sauvés puisque, malheureusement, le judaïsme lituanien sera détruit à 90% par les nazis.
Au terme de ces deux années d’alliance germano-soviétique, on ne peut pas affirmer que l’URSS ait eu une politique de «sauvetage» des Juifs menacés par l’entreprise de destruction nazie. Elle leur ferma ses frontières et ceux qui parvinrent à fuir la partie de la Pologne occupée par les nazis l’avaient fait, pour l’essentiel, avant l’entrée de l’Armée rouge dans la partie orientale de la Pologne.
Cette attitude s’explique, non par une hostilité intrinsèque à l’égard des Juifs, mais par le mode de fonctionnement du régime soviétique dont l’un des principes cardinaux consiste à considérer comme suspecte toute population pouvant entretenir des relations transfrontalières, tout groupe échappant même partiellement à l’autorité du Parti-État, et ce d’autant plus en période de guerre. À ces facteurs, il faut en ajouter un autre, plus politique : le Kremlin redoutait l’arrivée massive de militants du Bund et des partis sionistes. Mais cette attitude ne concernait pas seulement les Juifs. Les responsables des autres partis politiques polonais ou baltes dans les zones annexées par l’URSS eurent tout autant à subir les foudres de la répression stalinienne. Cette politique s’inscrivait dans le cadre de la soviétisation des territoires conquis grâce à l’alliance avec l’Allemagne. Le nouvel ordre soviétique devait être rapidement instauré. Pour cela, il fallait éliminer tous ceux qui pourraient s’y opposer, «purger » les élites, détruire les allégeances antérieures. Comme les autres populations annexées, les Juifs subirent cette politique qui eut pour effet de désorganiser totalement et d’atomiser les communautés, de les priver de repères et de dirigeants à la veille de ce qui allait être la plus grande catastrophe de leur histoire 27.
À partir du 22 juin 1941, la situation des Juifs d’URSS change radicalement. Dès lors, la question de savoir si l’URSS a sauvé des Juifs se pose d’une toute autre façon. Il s’agit de déterminer si, dans un premier temps, le pouvoir soviétique a évacué autant que possible les Juifs menacés par l’avance fulgurante des troupes nazies et, dans un deuxième temps, s’il a mis en œuvre une politique d’information et de mobilisation pour faire connaître la tragédie qu’étaient en train de vivre les Juifs soviétiques.
1941-1944
Deux facteurs principaux ont déterminé le sort des Juifs soviétiques après le 22 juin 1941. Le premier est d’ordre démographico-spatial. Comme nous l’avons souligné, 70% des Juifs vivant dans les frontières de l’URSS d’avant 1939 habitaient dans des zones qui allaient être occupées par l’Allemagne, principalement l’Ukraine et la Biélorussie qui rassemblaient à elles seules 1,9 million de Juifs. La totalité des territoires annexés par l’URSS entre 1939 et 1940, où se trouvait une population juive de taille équivalente, sera elle aussi occupée par les armées du Reich.
Un million de Juifs résidaient dans des zones, essentiellement en Russie, qui ne seront pas occupées par les Allemands. Ceux-là seront sauvés ou du moins, si certains d’entre eux périrent, ce ne fut pas en raison de leur appartenance ethno-religieuse. La situation de ce mil lion de Juifs est le produit d’une véritable révolution migratoire qui s’est opérée au cours des vingt-cinq années précédentes. Alors qu’en 1897, 94% des Juifs de l’Empire vivaient dans la Zone de résidence, en 1939 ils n’étaient plus que 57,1% à y demeurer 28. Avant l’abolition des discriminations, en 1917, c’est l’expulsion de 600000 Juifs des régions frontalières vers l’intérieur de la Russie par le pouvoir tsariste, en août 1915, qui mit fin de facto à la Zone de résidence 29. Ironie de l’histoire, cette décision les sauva un quart de siècle plus tard.
Le deuxième facteur qui a scellé le destin des Juifs d’URSS est lié à la progression des troupes du III e Reich. Là où elle fut rapide, les Juifs d’URSS n’eurent aucune possibilité d’échapper au massacre. Ainsi, 175000 sur les 250/260000 Juifs de Lituanie (y compris la région de Wilno) avaient déjà été tués en décembre 1941 et la quasi-totalité des Juifs lettons sont morts au cours des premiers mois de l’occupation (68000 sur 75000). En Bukovine du nord et en Transnistrie, au cours du seul été 1941, ce sont plus de 150000 Juifs, soit la moitié d’entre eux, qui sont tués par les Einsatzgruppen avec l’aide de leurs supplétifs roumains. Près de Kiev, à Babi Yar, plus 33000 Juifs sont exterminés en deux jours (29-30 septembre). Compte tenu des très sévères revers subis par l’armée soviétique au cours des premières semaines de la guerre, il est évident que les Juifs qui vivaient dans les régions immédiatement conquises par l’Allemagne ne pouvaient plus être sauvés.
Cette déroute est le produit de l’attitude de Staline qui a tenté jusqu’au bout de maintenir sa politique d’apaisement vis-à-vis de Hitler. En attendant un «ultimatum» qui ne viendra jamais, en s’accrochant à la thèse de la «provocation» alors même que les villes soviétiques étaient bombardées, en empêchant la mise en œuvre de mesures préventives, il a condamné les populations des régions frontalières – pas seulement les Juifs –, totalement impuissantes et désarmées devant l’avancée des troupes allemandes.
Une fois l’attaque allemande déclenchée, les dirigeants soviétiques ont-ils pris les mesures nécessaires pour protéger les populations menacées, et, en particulier, les Juifs ?
Grâce à l’accès aux archives soviétiques, on en sait maintenant un peu plus sur la politique d’évacuation mise en œuvre par les dirigeants soviétiques au lendemain du 22 juin 1941. Lorsqu’au début du mois de juin 1941, Staline reçut des propositions de plans d’évacuation partielle de la population de Moscou, il les repoussa et demanda même que la commission ad hoc cessât son travail, entamé depuis plusieurs semaines : «La commission doit être liquidée et la discussion sur l’évacuation doit être arrêtée.
Lorsque cela sera nécessaire et si cela devient nécessaire, le comité central et le gouvernement vous informeront 30. » Le 22 juin, alors que les premières bombes s’abattent sur l’URSS, Staline, loin de songer à l’évacuation de la population, déclare la loi martiale dans toutes les zones frontalières et y interdit à quiconque de quitter son lieu de résidence ou de travail ; tout contrevenant sera considéré comme un déserteur 31.
En fait, l’organisation de l’évacuation ne commença que le 24 juin 1941, soit deux jours après le début de l’invasion allemande, avec la mise en place de l’administration pour l’évacuation de la population du Conseil suprême de l’évacuation. Créée dans l’urgence, cette institution avait néanmoins à sa disposition les plans qui avaient été préparés au cours des mois et des années précédentes par la bureaucratie soviétique. Toutefois, dans le chaos qui suivit l’invasion allemande, ce furent surtout l’improvisation et la désorganisation qui présidèrent aux conditions d’évacuation. Dans bien des cas, les autorités locales durent agir de leur propre initiative et recevaient souvent des ordres contradictoires. En fait, les chances d’être évacuées, pour les populations menacées, dépendaient de la combinaison de trois facteurs : le lieu de résidence et la proximité des moyens de transports ; la progression des troupes allemandes ; les priorités du pouvoir soviétique. Il faut distinguer deux périodes pour analyser cette politique d’évacuation : la première s’étend du 22 juin à la mi-juillet ; la seconde débute après le 15 juillet.
Avant même de s’inquiéter du sort de la population civile, le souci premier du pouvoir soviétique était de déménager au plus vite les usines, en particulier celles qui étaient nécessaires à l’effort de guerre 32.
Au cours de la première phase, les catégories de populations à évacuer en priorité, définies dans une résolution du 27 juin, étaient les suivantes : les ouvriers qualifiés qui doivent suivre leur usine ; les familles des officiers de l’armée, des membres du NKVD et des hauts fonctionnaires de l’État et du Parti; et les enfants de moins de quinze ans 33. Le 5 juillet, trois résolutions complémentaires furent adoptées, dont deux réaffirmaient les mêmes priorités. La troisième indiquait, sans instructions précises, que l’évacuation des autres catégories de la population, en particulier celles se trouvant à proximité des zones de guerre, étaient du ressort des autorités militaires locales 34.
Au plan géographique, Moscou et Leningrad constituèrent les objectifs prioritaires de la politique d’évacuation alors que les zones des combats furent placées au second plan. Du 22 juin au 14 juillet, 900000 Moscovites et 341000 Leningradois furent évacués, soit 64% du nombre total de personnes évacuées (2,311 millions), contre 520000 en provenance des zones de guerre 35. À partir de la mi-juillet, ce sont ces dernières qui deviennent prioritaires : à la date du 20 août, 2,139 millions de personnes ont pu être évacuées 36. Pendant les premières semaines, l’évacuation a été ralentie par la pénurie de moyens de transports, d’abord affectés à l’acheminement des troupes.
Le sort des Juifs a été étroitement lié à la progression de l’armée allemande. Ceux qui vivaient dans des régions qui n’ont pas été occupées avant la mi-juillet ont eu plus de chances de pouvoir être évacués que les autres. Entre le 22 juin et le 15 juillet 1941, 140 à 170000 Juifs sur 1,9 million ont pu fuir les territoires annexés par l’URSS après 1939, mais seulement 75 à 100000 d’entre eux ont réussi à rejoindre des zones non occupées par les Allemands, soit 4 à 5% de la population juive d’avant le 22 juin 37.
Dans les zones occupées à l’intérieur des frontières soviétiques d’avant 1939, environ 190000 personnes sur 590000, soit à peu près un tiers, ont pu être évacuées. Mais on constate d’importantes disparités régionales. Ainsi, dans la partie de la Biélorussie qui a été occupée avant la fin juin, seuls 11% de la population juive ont pu échapper aux nazis tandis que 44% environ ont été évacués dans la partie qui a été occupée à la mi-juillet. Dans les trois régions de l’Ukraine (toujours dans les frontières d’avant 1939) qui étaient occupées à la mijuillet, un tiers de la population juive a été évacué contre deux tiers dans celles occupées entre la mi-juillet et la mi-octobre 38.
Si on établit un bilan à partir des chiffres enregistrés par la Commission d’évacuation à la mi-octobre, environ 900000 Juifs, soit 55%, ont été évacués des zones occupées par l’Allemagne (frontières d’avant 1939), ce qui place les Juifs à la deuxième place, après les Russes; si l’on établit une ventilation par nationalité, ils représentent près d’un quart du chiffre global des personnes évacuées à la mi-août 39.
À partir des données, datant de la fin de l’année 1941, concernant les lieux de réinstallation, qui portent sur environ un quart de la totalité des personnes évacuées (soit 2,5 sur 8,5 à 9,5 millions), on constate que sur les 670000 Juifs recensés, près de la moitié (300000) ont trouvé refuge dans des zones qui ont été ensuite partiellement ou totalement occupées par les Allemands 40, notamment dans le Caucase, tandis que les autres ont gagné des régions épargnées par la guerre, en particulier l’Ouzbékistan.
Ces chiffres montrent que, dans les zones qui n’ont pas été immédiatement occupées par l’Allemagne nazie, une proportion importante de Juifs a pu échapper aux massacres, au moins dans un premier temps. Ceci s’explique par le fait que d’une part les Juifs étaient bien représentés dans les catégories de population évacuées en priorité : habitants des grandes villes, personnes qualifiées, et que, d’autre part, ils étaient probablement mieux disposés à partir, compte tenu du sort qui les attendait, que d’autres groupes de la population. En revanche, on ne trouve pas trace d’une politique d’évacuation spécifique à l’égard des Juifs, pas plus d’ailleurs qu’à l’égard d’aucun groupe national 41. Malgré le chaos qui a suivi l’attaque allemande, une proportion non négligeable de Juifs a pu être sauvée, mais ils ne le furent pas en tant que Juifs.
Information et mobilisation
Pour répondre à la question: l’URSS a-t-elle sauvé des Juifs ?, il faut également analyser son action en termes d’information et de mobilisation. L’URSS a-telle fait connaître le sort des Juifs ? A-t-elle mobilisé des forces pour leur venir en aide ?
Sur ce point aussi la politique soviétique fut ambiguë. Si elle a incontestablement contribué à diffuser de l’information sur la tragédie qui était en train de s’abattre sur les Juifs, cette information fut sélective. En outre, l’objectif principal de la sensibilisation au sort des Juifs soviétiques n’était pas de les sauver, mais de mobiliser la société soviétique et l’opinion publique alliée en faveur de la défense de l’URSS. Le principal instrument de cette politique fut le Comité antifasciste juif (CAJ).
L’histoire de ce comité est maintenant bien connue, grâce à l’accès aux archives soviétiques 42. Après le 22 juin 1941, le pouvoir stalinien est confronté non seulement à l’occupation d’une partie du territoire soviétique, mais aussi au risque d’être emporté par la défaite. Dans de nombreuses régions, les Allemands sont accueillis avec bienveillance, quand ce n’est pas avec enthousiasme. Dans un premier temps, le Kremlin doit donc quelque peu desserrer son emprise sur la société et en appeler à la défense de la patrie. Au plan extérieur, il lui faut opérer un retournement d’alliance avec la Grande-Bretagne et les États-Unis.
L’un des moyens mis en œuvre consiste à opérer un rapprochement avec les communautés religieuses et les minorités nationales, du moins avec certaines d’entre elles. Dans l’esprit de plusieurs dirigeants du Kremlin, notamment Beria qui est alors à la tête du NKVD, les Juifs peuvent devenir le principal vecteur d’une politique qui vise à obtenir le soutien des États-Unis. Il convient donc de les mobiliser. Il est nécessaire de trouver des personnalités juives capables d’accomplir cette tâche. Beria avait d’abord pensé à Henryk Erlich et Viktor Alter, les deux dirigeants du Bund polonais déjà cités,, qui faisaient partie des Juifs polonais qui, fuyant l’avancée de l’armée allemande, s’étaient réfugiés en zone soviétique. Mais ils ont été arrêtés par le NKVD, emprisonnés à la Loubianka et condamnés à mort en juillet-août 1941, soit après l’invasion allemande. Ils n’ont dû leur salut provisoire qu’à l’accord sur l’amnistie des prisonniers polonais signé entre l’URSS et le gouvernement polonais en exil en août 1941. C’est alors que Beria leur a proposé de réfléchir à la création d’un Comité antifasciste juif dont l’objectif serait de mobiliser les communautés juives occidentales. Dans la lettre qu’ils adressèrent à Staline pour exposer leur projet, Erlich et Alter insistaient pour que les Juifs fussent alertés sur le fait que le projet de Hitler visait à les exterminer. Mais, étant toujours considérés comme des ennemis par Staline, les deux hommes furent à nouveau arrêtés par le NKVD. Erlich se suicida en mai 1942 et Alter fut fusillé en février 1943.
Toutefois, le projet ne fut pas abandonné. Il fut confié à ceux qui avaient été à l’origine de «l’appel du 24 août 1941». À cette date, un groupe d’intellectuels, d’artistes et de scientifiques juifs soviétiques, parmi les plus prestigieux (Ilya Ehernbourg, David Bergelson, Piotr Kapitsa, Sergueï Eisenstein), lança à Moscou, lors d’un meeting radiodiffusé en Grande-Bretagne et aux États-Unis, un appel aux «frères juifs du monde entier» à venir en aide à l’URSS en guerre contre la « barbarie nazie ». Dans leurs discours, ils rappelèrent leurs origines juives et surtout, ils rapportèrent des informations sur les massacres commis contre les Juifs par les nazis.
Cet appel produit un effet considérable aux États-Unis, en Angleterre et en Palestine. Des comités de soutien à l’URSS en guerre sont créés. Aux États-Unis, il est présidé par Albert Einstein. Cet écho favorable pousse les dirigeants soviétiques à aller plus loin. En décembre 1941, ils décident de créer le Comité antifasciste juif dont la présidence est confiée à Solomon Mikhoels, directeur du Théâtre juif de Moscou et acteur célèbre. Outre la collecte d’argent et la mobilisation des communautés juives à l’étranger, l’un des objectifs assignés au Comité est de rassembler des informations sur la situation des Juifs en URSS et dans les pays occupés par l’Allemagne, et sur la participation des Juifs à la guerre patriotique.
Toute l’ambiguïté de l’attitude du Kremlin est contenue dans ce dernier élément. L’information que le CAJ doit rassembler et diffuser sur la barbarie nazie à l’encontre des Juifs est destinée avant toute chose à mobiliser les communautés juives occidentales en faveur de l’URSS. Elle doit éventuellement servir de pièce à charge lorsque viendra l’heure des comptes avec l’Allemagne à la fin de la guerre, mais elle n’a pas pour objectif premier ni central de mobiliser le monde pour venir spécifiquement en aide aux Juifs menacés de destruction par les nazis. Ce point est extrêmement important parce qu’il est à la source des contradictions de la politique soviétique et, en partie, à l’origine de la répression du pouvoir stalinien contre certains segments du judaïsme soviétique dans l’après-guerre.
L’exemple le plus emblématique de ces contradictions est celui du Livre noir sur l’extermination des Juifs par les nazis, préparé par les deux écrivains soviétiques, Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg 43. L’idée d’un tel livre a été suggérée aux membres du CAJ par Albert Einstein. Elle a été discutée pendant le voyage de Mikhoels et Fefer aux États-Unis, au cours de la deuxièmemoitié de l’année 1943, et mise en œuvre à leur retour. L’ouvrage aurait dû être publié au lendemain de la guerre, mais l’édition en fut interdite par Staline.
Le problème principal qui se posait aux responsables de ce projet était de savoir s’ils devaient diffuser des témoignages uniquement sur l’extermination des Juifs ou bien sur l’ensemble des crimes commis par les nazis en URSS. La publication du Livre noir pouvait provoquer des réactions en chaîne. Privilégier les atrocités commises contre les Juifs soviétiques risquait d’une part d’inciter d’autres nationalités à revendiquer leur Livre noiret, d’autre part, de poser la question de l’attitude des populations locales face aux massacres et de leur éventuelle participation à ces exactions dans des régions où la résistance au pouvoir soviétique était la plus grande et où la propagande nazie avait trouvé des échos favorables. En particulier, en s’appuyant sur le thème du «judéo-bolchevisme».
En effet, les premières semaines qui ont suivi l’attaque allemande en juin 1941 avaient fait la preuve de la faible légitimité reconnue au pouvoir soviétique dans certaines régions, en particulier en Ukraine, où la révolution d’Octobre était perçue comme une victoire des Juifs. Donc, souligner les crimes commis contre les Juifs dans des régions où l’armée allemande avait agi avec la complicité de supplétifs locaux présentait, aux yeux du Kremlin, non seulement le risque d’affaiblir l’effort de guerre qui nécessitait la mobilisation de tout le corps social, mais également celui de compliquer un peu plus la reprise en mains de ces régions qui devrait s’opérer après la défaite allemande.
On retrouve également cette contradiction dans les communiqués sur la destruction des Juifs diffusés par l’URSS. Dans les messages que Molotov adressa, les 6 janvier et 27 avril 1942, aux pays avec lesquels l’URSS entretenait des relations diplomatiques, il était souligné que des crimes de masse avaient été commis par les nazis sur le territoire soviétique. Si le message du 6 janvier faisait référence au massacre de Babi Yar, c’était sans mention du fait que les victimes étaient juives 44. De même, le texte qui paraît dans la Pravdale 19 décembre 1942, soit le lendemain de la publication de la déclaration des Alliés sur l’extermination des Juifs, est emblématique de cette volonté de ménager «l’union nationale». Tout en dénonçant l’entreprise de destruction des Juifs par les nazis, il souligne que l’immense majorité des victimes sont des paysans russes, ukrainiens et biélorusses, des ouvriers et des intellectuels, ainsi que des Baltes, des Moldaves et des Caréliens, c’est-à-dire des gens originaires de toutes les zones annexées par l’URSS en 1939-1940. Ce communiqué insiste également sur la solidarité manifestée par les Russes, les Biélorusses et les Lituaniens envers les Juifs. Il suggère que la tragédie subie par ces derniers est liée à l’intensification de «la campagne de terreur contre les paysans ukrainiens».
D’une manière générale, le pouvoir soviétique et les grands organes d’information se sont peu exprimés pendant la guerre sur l’extermination des Juifs. Cette tâche a essentiellement été assumée par le CAJ dans son journal en yiddish, Eynikayt, et dans les articles qu’il envoyait à l’étranger.
En fait, le pouvoir stalinien poursuivait des objectifs contradictoires. Pour mobiliser les communautés juives occidentales en faveur de l’URSS, il devait souligner les crimes commis par les nazis contre les Juifs soviétiques, mais pour mobiliser d’autres segments de la société soviétique, asseoir sa légitimité et préserver son avenir, il devait au contraire éviter de mettre trop en avant le sort spécifique des Juifs.
Pour comprendre l’attitude de l’URSS à l’égard des Juifs pendant la guerre, il est nécessaire de revenir sur le mode de fonctionnement du pouvoir stalinien. Celui-ci reposait sur une logique clanique dont le principe cardinal consistait à prévenir et à interdire la formation de groupes autonomes – qu’ils fussent nationaux, sociaux, religieux, professionnels –, à l’intérieur du Parti, du mouvement communiste international, de l’URSS et du cercle du Kremlin. Ce mode d’organisation, hérité de la culture politique du Caucase, a été mis en place par Staline au début des années vingt; il a constitué son clan à cette période. Le clan est dirigé par un chef auquel les autres membres qui le composent vouent une allégeance totale et exclusive. À partir des années trente, le système de clan devient un élément structurel de l’organisation du pouvoir et des rapports entre l’État, le Parti, l’Administration et la société. Staline a imposé, par la violence, ce principe clanique à l’ensemble du corps social à l’issue de plusieurs années d’affrontements 45. En quoi ce mode d’exercice du pouvoir a-t-il influé sur la politique à l’égard des Juifs pendant la guerre?
Pour le judaïsme soviétique, la guerre est une période totalement paradoxale puisque en même temps qu’il subit la plus grande tragédie de son histoire, il est doté pour la première fois d’une institution, le CAJ, qui rayonne au plan international. Le problème est que le Comité, conçu comme un instrument de propagande et de mobilisation au service de l’URSS, a progressivement dépassé le cadre qui lui avait été fixé, devenant une sorte de porte-parole des Juifs soviétiques, le réceptacle de leurs souffrances et de la tragédie qui les frappait. Pour les besoins du Livre noir, les dirigeants du CAJ ont recueilli des témoignages de la destruction des Juifs d’URSS. Mais ce faisant, ils ont été conduits à s’occuper de plus en plus des problèmes des Juifs soviétiques. Jusqu’à demander à Staline, en 1944, la création d’une République juive en Crimée en réparation de cette immense tragédie.
Cette attitude les a rendus suspects aux yeux de Staline. Le débordement du cadre des activités du CAJ constituait à ses yeux le signe d’un processus d’autonomisation non seulement de l’institution, mais également de l’ensemble des Juifs d’URSS. Cette suspicion était confortée par les relations que le CAJ entretenait avec ses interlocuteurs occidentaux qui portaient en germe, à ses yeux, le danger d’une transgression du principe d’allégeance exclusive. Ce qui, suivant sa logique clanique, était inacceptable.
Ce mode de fonctionnement du pouvoir stalinien explique en partie pourquoi l’URSS n’a pas eu de politique spécifique pour sauver les Juifs pendant la guerre. Staline a utilisé les Juifs pour atteindre des objectifs politiques – obtenir une participation occidentale à l’effort de guerre soviétique –, mais il n’a pas cherché à les sauver de la tragédie, pour des raisons qui tenaient à ses objectifs internes : la mobilisation de la société soviétique, la légitimité de son pouvoir et la perspective de l’après-guerre. Si une partie des Juifs d’URSS a été sauvée, ce fut surtout parce que l’armée allemande n’a pas pu poursuivre sa progression en territoire soviétique. Les mesures prises par le Kremlin, en particulier dans le cadre de la politique d’évacuation de l’été et de l’automne 1941, qui leur ont permis de fuir l’avance nazie, ne leur étaient pas directement destinées. Le «sauvetage des Juifs» n’a jamais constitué un but de guerre pour l’URSS, pas plus que pour la GrandeBretagne ou les États-Unis 46.
La Shoah en URSS constitue un immense champ de recherche qui demeure encore largement inexploré. Beaucoup d’archives nouvelles sont accessibles, pas seulement à Moscou, mais également dans les anciennes républiques de l’URSS, notamment en Biélorussie, en Ukraine et dans les pays baltes. Il est dommage que la recherche française y soit si peu présente alors que l’enjeu est considérable et que les résultats obtenus permettront d’approfondir et de renouveler notre connaissance de la Shoah.
Notes 1. David Wyman, L’Abandon des Juifs. Les Américains et la solution finale, Paris, Flammarion, 1987, p. 18.
2. André Kaspi, «Qu’est-ce que la Shoah?», Les Cahiers de la Shoah, n°1, 1993-1994, p. 18. 3. Mark Kupovetsky, «Estimation of Jewish Losses in the USSR During World War II », Jews in Eastern Europe, n°2 (24), 1994, p. 34.
4. Sur les 220000 à 225000 Juifs que comptait la Lituanie à la veille de l’invasion allemande (y compris le district de Wilno, qui fut rattaché à la Lituanie dans le cadre du pacte germano-soviétique), environ 150000 furent assassinés entre juillet et décembre 1941. Sur près de 95000 Juifs lettons, environ 70 000 avaient déjà été exterminés à la fin de l’année 1941. Cf. Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988, p. 337 ; Yitzhak Arad, Unitchtojenie evreev SSSR v gody nemetskoï okkupatsii (1941-1944), Jérusalem, Yad Vashem, 1992, p. 11.
5. Raul Hilberg, op. cit., p. 337.
6. Alain Blum, Naître, vivre et mourir en URSS, Paris, Plon, 1994, pp. 38-49.
7. Mordechaï Altshuler, Soviet Jewry on the Eve of the Holocaust. A Social and Demographic Profile, Jérusalem, The Centre for Research of East European Jewry, 1998, pp. 2-8.
8. Un chiffre précis de cette population demeure difficile à établir puisque les derniers recensements ont été effectués au début des années trente dans cinq États (les trois États baltes, la Pologne et la Roumanie) et à des dates différentes.
9. Mark Kupovetsky, op. cit., p. 34 ; Lucjan Dobroszycki, Jeffrey Gurock (dir.), The Holocaust in the Soviet Union, New York, M. E. Sharpe, 1993, pp. 207-213.
10. Selon le recensement de 1897, l’Empire russe comptait 5215 805 Juifs, soit 4,2% de la population (126,5 millions d’habitants).
11. Dov Levin, The Lesser of Two Evils. Eastern European Jewry Under Soviet Rule, 1939-1941, Philadelphie/Jérusalem, The Jewish Publication Society, 1995 ; Jan Gross, «The Jewish Community in the Soviet-Annexed Territories on the Eve of the Holocaust», in Lucjan Dobroszycki, Jeffrey Gurock (dir.), op. cit., pp. 155-171.
12. Emmanuil Ioffe, Viatcheslav Selemenev, «Jewish Refugees from Poland in Belorussia, 1939-1940 », Jews in Eastern Europe, n°32 (1), 1997, p. 46.
13. Ibid.
14. Archives nationales de la République de Biélorussie (ANRB), f. 4, o. 21, d. 2075, 7 février 1940, pp. 273-296; ibid., pp. 50-60.
15. Mordechaï Altshuler, «Escape and Evacuation of the Soviet Jews at the Time of the Nazi Invasion», in Lucjan Dobroszycki, Jeffrey Gurock (dir.), op. cit., p. 85.
16. Ibid., p. 50.
17. Ce chiffre ne constitue qu’une estimation, à laquelle il convient d’ajouter des réfugiés juifs en provenance de Tchécoslovaquie (5000) et de Roumanie (de 45000 à 130000); Cf. Mark Kupovetsky, op. cit., p. 29 ; Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 326.
18. Yosef Litvak, «Jewish Refugees from Poland in the USSR», in Zvi Gitelman (dir.), Bitter Legacy. Confronting the Holocaust in the USSR, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 127; Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 324.
19. Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 27 ; Alain Blum, op. cit., p. 113.
20. Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 325.
21. Ibid., p. 326.
22. Ce second Goulag était destiné aux «peuples punis». L’objectif du pouvoir stalinien était de coloniser à faible coût les régions inhospitalières d’Asie centrale ou de Sibérie. À son apogée, en 1953, ce «second Goulag» comptait autant de personnes que le «premier», celui des prisonniers politiques et des détenus de «droit commun», soit 2750000 personnes.
23. Selon un rapport du NKVD du 1er avril 1941, les Juifs constituèrent le principal «contingent » de cette opération de déportation avec 84,3%, suivis des Polonais (11,2%) et des Ukrainiens (2,3%). Cf. Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 326; Keith Sword, Deportation and Exile. Poles in the Soviet Union, 1939-1948, Londres, St. Martin’s Press, 1994, p. 18; Yosef Litvak, op. cit., pp. 129-131.
24. Nikolaï Bougaï, Staline-Beria «Nado Ikh deportirovat », Moscou, Droujba Narodov, 1992 ; Jean-Jacques Marie, Les Peuples déportés d’Union soviétique, Bruxelles, Complexe, 1995. 25. Dov Levin, Baltic Jews under the Soviets 1940-1946, Jérusalem, The Hebrew University, 1994, p. 127 ; Nicolas Werth, «Un État contre son peuple», in Stéphane Courtois et alii,Le Livre noir du communisme, Paris, Robert Laffont, 1997, p. 236.
26. Sur ce point, voir notre ouvrage Staline, Israël et les Juifs, Paris, PUF, 2001, p. 63.
27. Ben-Cion Pinchuk, « Sovietisation and the Jewish Response to Nazi Policies of Mass Murder », in Norman Davies, Antony Polonsky (dir.),Jews in Eastern Poland and the USSR, 1939-1946, Londres, MacMillan, 1991, p. 129.
28. Mordechaï Altshuler, op. cit., p. 9.
29. Sur ce point, voir les contributions de Mark von Hagen et Peter Gatrell in Silvio Pons, Andrea Romano (dir.), Russia in the Age of Wars 1941-1945, Milan, Fondazione G. Feltrinelli, 2000.
30. Cité in Vadim Dubson, « On the Problem of the Evacuation of Soviet Jews in 1941», Jews in Eastern Europe, n°3 (40), 1999, p. 39.
31. Mordechaï Altshuler, «Escape and Evacuation of the Soviet Jews at the Time of the Nazi Invasion», in Lucjan Dobroszycki, Jeffrey Gurock (dir.), op. cit., p. 78.
32. Ibid., p. 79.
33. Archives d’ État de la Fédération de Russie (AEFR), f. A-259, o. 40, d. 3073, l. 26-27 publié in Izvestia TsK KPSS, n°6, 1990, p. 208.
34. AEFR, f. A-259, o. 40, d. 3073, l. 34.
35. Vadim Dubson, op. cit., p. 46. 36. Ibid.
37. Dov Levin, The Lesser…, op. cit., p. 292.
38. Vadim Dubson, op. cit., pp. 51-52.
39. Ibid., p. 53.
40. Nous ne disposons encore que de données partielles sur ce point. AEFR, f. A-259, o. 40, d. 3091, ll. 18-22.
41. Mordechaï Altshuler, «Escape… », op. cit., p. 100.
42. Laurent Rucker, Staline…, op. cit. ; Guennadi Kostyrtchenko, Prisonniers du pharaon rouge, Paris, Solin/Actes sud, 1998.
43. Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossman, Le Livre noir, Paris, Actes Sud/Solin, 1995.
44. Stéphane Courtois, Adam Rayski, Qui savait quoi ? L’extermination des Juifs, 1941-1945, Paris, La Découverte, 1987, p. 32.
45. Sur cette approche, cf. Oleg Khlevniouk, Le Cercle du Kremlin. Staline et le Bureau politique dans les années 30 : les jeux du pouvoir, Paris, Seuil, 1996 ; et Nicolas Werth, «Totalitarisme ou révisionnisme : l’histoire soviétique, une histoire en chantier », Communisme, n°47-48, 1997 – voir également les nombreux autres travaux de cet auteur sur la question.
46. Raul Hilberg, op. cit., p. 911.