Céline - Ignoble et génial, le faux dilemme,
Roger-Pol Droit (philosophe, chercheur au CNRS)
Merci Occam
"Au moins, c'est clair. Avec Céline, pas de doute sur la haine, le racisme effréné, les appels au meurtre et à l'extermination. Il le répète : « Racisme d'abord ! » Voilà son mot d'ordre et son credo. Rien à voir avec ce qu'on rencontre tous les jours : allusions faux-cul, plaisanteries douteuses, saloperies de salon. Chez Céline, pas d'antisémitisme tiède, bourgeois et flou. Rien que de l'ignoble, pur jus : « Je suis l'ennemi numéro un des juifs. » Hitler ? « Fabuleusement débonnaire. » Vichy ? « Trop mous. » Les juifs ? Il faut « les éliminer », « les étrangler », les « volatiliser » comme on le fait - ce sont ses termes - avec « des punaises » et « des rats ». On ferait injure à sa mémoire en imaginant qu'il aurait « dérapé », comme on dit à présent. Céline précise, on ne peut plus clairement, en 1938, dans « L'Ecole des cadavres » : « Le problème racial domine, efface et oblitère tous les autres. »
Ce raciste hystérique, ordurier, obstinément exterminateur, on aurait donc aimé que la République française le glorifiât ? On voudrait que l'Etat commémore et célèbre, au nom de la puissance publique, justement cet auteur ? L'affaire serait sans intérêt - pauvre dispute de pays moralement sous-développé -, si elle ne constituait le symptôme d'une étrange dégradation du jugement. Comme on sait, Serge Klarsfeld a protesté contre ce projet officiel. Heureusement, il a eu gain de cause. Mais que lit-on, ces derniers jours, un peu partout ? Que la censure est en marche, la main du « lobby juif » toute-puissante, la culture menacée...
On croit rêver ! « Voyage au bout de la nuit » est dans toutes les librairies, son auteur est encensé de toutes parts, son génie est proclamé urbi et orbi. Personne ne conteste sa gloire littéraire, nul n'en veut modifier quoi que ce soit. La seule question était : va-t-on commémorer officiellement, en France, une crapule raciste ? La seule réponse est non - pour tout citoyen simplement attaché aux valeurs de la Constitution, à la Déclaration des droits de l'homme, voire à quelques indignations de base. Pas besoin, pour partager si simple évidence, ni d'être juif, ni d'être enfant de déporté, ni d'avoir été victime de quoi que ce soit. Etre démocrate suffit bien. Ensuite, par ailleurs, à titre privé, libre à chacun, selon ses goûts et ses dégoûts, de porter Céline aux nues ou de le conchier. C'est une autre affaire.
Ce choix est souvent présenté comme insoluble. Pensez, quel casse-tête ! Un si terrible raciste qui est un si grand écrivain. Tant de génie d'un côté, tant d'ignominie de l'autre... Effroyable dilemme, terribles labyrinthes ! Mais non, seulement un faux problème, un inutile mélodrame. Car la question, en fait, se trouve toujours lestement résolue. Entre esthétique et morale, chacun fait pencher la balance du côté qui lui convient. Quand on décide que la littérature l'emporte, on s'arrange pour oublier la boue, évacuer les ordures, minimiser l'ignoble. Il était fou, il reflétait son temps, il s'est égaré. C'est bien regrettable, mais quel écrivain ! Voilà la position aujourd'hui dominante.
Minoritaire, au contraire, l'attitude qui refuse d'admirer une oeuvre, même dans ses parties les plus puissantes, si telle face est inhumaine et indigne. Au lieu de faire triompher l'écriture, on choisit la morale. De ce point de vue, on décidera, en conscience, de ne pas lire tel écrivain ou tel philosophe, voire de ne pas écouter tel musicien. Après la Seconde Guerre mondiale, Vladimir Jankélévitch (1903-1985), philosophe et musicien, renonça à lire de la philosophie allemande, décida de ne plus écouter, ni jouer de musique allemande. Il fut jugé excessif, il était simplement fidèle et sérieux. Son choix n'avait rien à voir avec une censure, mais avec une règle qu'on s'impose à soi-même, sans prétendre y contraindre quiconque. Une hygiène de vie.
Ainsi peut-on légitimement admirer l'écrivain, ou pas. C'est le choix des personnes. Le choix de l'Etat, en l'occurrence, n'offre pas matière à débats."