Comment Erdogan compte avaler une Syrie Verte trempée dans l’huile des Frères Musulmans…
par Marc Brzustowski
Pour © 2011 lessakele et © 2011 aschkel.info
Ce serait une erreur de discerner, chez Erdogan, un regain d’humanisme, voire un retour au compromis avec Israël et l’Occident, à la faveur des évènements de Syrie. Par contre, il est certain que l’insurrection contre Assad signe l’échec complet de la politique étrangère de son Ministre, Ahmet Davutoglu : « zéro problème avec les pays voisins », prônait-il.
Après un grand projet de coopération régionale, Ankara se rend compte qu’elle n’a aucun point commun avec Damas, ni Bagdad, ni Beyrouth et surtout pas avec les ambitions de Téhéran, l’ennemie chi’ite jurée. Par effet de bascule, il est normal de chercher un nouvel équilibre temporaire avec les forces de l’Ouest. L’entente ne durera que le temps d’en tirer quelques bénéfices opportuns. Erdogan veut se rendre à Gaza pour s’aliéner un Hamas pro-iranien, peser dans le processus de « réconciliation » et manifester son mécontentement à Jérusalem et Washington : à l’un, à cause duMavi Marmara et de la résolution Palmer, favorable à Israël. A l’autre, parce qu’Obama s’appuie sur les Russes pour régler la sortie de crise libyenne.
En jouant les humanitaires au grand cœur envers les réfugiés syriens, Recep Tayyip Erdogan n’a pas « perdu le nord », au contraire :
Toutes les conférences organisées autour du Conseil de Salut National issu de l’insurrection sont pilotées depuis la Turquie, même quand elles se déroulent à Bruxelles. L’objectif est de redorer le blason de ses alliés frères musulmans, aux yeux de la rue, où ils ont peu d’influence. C’est encore lancer une bouée de secours au régime alaouite, en lui offrant une porte de sortie : qu’il entame des réformes, tout en insistant sur le caractère arabe sunnite de la Syrie et en spoliant les Kurdes. En l’échange, le pouvoir alaouite conserverait une minorité de blocage et les clés du régime…
La véritable insurrection est représentée par la Commission de Coordination Nationale, composée, à parité d’Arabes et de Kurdes, ainsi que des autres minorités, sur le mode pluraliste et laïc. Erdogan compte lui substituer une représentation artificiellement crée par l’AKP turque. Il est clair qu’Erdogan cherche à faire durer le régime et à installer ses pions pour s’octroyer les prébendes de la transition.
Les Insurgés kurdes ont toutes les raisons historiques de se méfier de ces mises en scène. Ils y voient un détournement complet du sens de la rébellion, au profit de vieux critères colonialistes et impérialistes battus et rebattus dans la région, au fil des siècles. Les Kurdes sont porteurs d’un projet de résolution du problème de l’étouffement des minorités au Moyen-Orient, où ils figurent parmi les premières victimes, avec les Chrétiens Syriaques et tant d’autres. Ils sont favorables à l’auto-détermination, tout en appartenant à la même nation : ainsi le Kurdistan irakien est-il partenaire et un des trois piliers de l’Irak démocratique, par une répartition des pouvoirs aussi représentative que possible. Une telle fédération pourrait s’étendre à la Syrie, d’abord. Sans le feu vert de la Turquie par les Islamistes, comment résoudre un ensemble de conflits séculaires ? Sur ce point, les anciens empires de Grande Syrie, de Perse et d’Anatolie restent sur la même longueur d’ondes.
L’Empire ottoman s’est effondré avec la fin de la Première guerre mondiale. A cette époque, la frontière entre les deux pays dont nous parlons n’existait pas. Alep était un carrefour commercial de l’empire et la haute société sunnite mariait ses filles avec les classes supérieures d’Istanbul ou d’ailleurs. L’osmose était totale.
Tant que cette aristocratie des affaires syriennes s’accordait au pouvoir des Assad, depuis plus de 30 ans, contre de très larges bénéfices, Erdogan n’avait aucun mal à commercer avec ces Alaouites. Mieux, les deux familles, meilleures amies du monde, passaient leurs vacances ensemble. On comprend que le Premier Ministre turc ne souhaite pas la tête de son ancien comparse.
On passait outre le mépris culturel qui entoure, aux yeux des Sunnites, ces adulateurs alaouites de l’Imam Ali, qu’ils prennent pour un Messie, à l’instar de Jésus-Christ, chez les Chrétiens. Dès le jour où les grandes villes commerçantes sunnites entrent en rébellion ouverte contre Damas, Erdogan est dans l’obligation de préserver la stabilité de sa frontière et la vie de ses protégés sunnites.
Indirectement, cette révolution contre la tyrannie réveille tous les vieux démons de conflits géopolitiques, mais aussi théologiques, depuis la nuit des temps.
Les Alaouites sont des Chi’ites, et même des ultra-chi’ites : ils font du « XIIè Imam » un D.ieu, alors que les autres Chi’ites y voient surtout le descendant direct du Prophète, et donc l’incarnation du pouvoir sur les croyants. Ainsi l’Ayatollah Khomeyni a-t-il pris soin de laisser courir les rumeurs sur le fait qu’il était, lui-même, cet « Imam caché ».
Les Sunnites sont les descendants de l’aristocratie mecquoise qui a délesté la famille du Prophète du pouvoir et tranché la tête d’Ali pour résoudre le dilemme. Chacun se bat donc à mort pour le sens même de l’Islam : le sien contre celui de tous les autres. Les Sunnites représentent environ 85% de la population musulmane dans le monde. La survie d’Assad est donc essentielle pour les Mollahs et leurs supplétifs du Hezbollah. Erdogan ne veut pas la guerre, mais un accord qui restaure un peu de ce vieux rêve ottoman dans la région, avant de passer aux étapes suivantes.
Les précédents arrangements avec Téhéran ont surtout profité à l’Iran. Ce pays menace le leadership turc en matière d’acheminement des ressources énergétiques, entre l’Europe et l’Asie. A eux deux, ils se partagent les oléoducs et gazoducs en provenance d’Azerbaïdjan, Kazakhstan, Irak, dans les flancs de la Russie et en taxant les compagnies américaines et européennes. Téhéran conforte ses marchés vis-à-vis de l’Extrême-Orient en plein boom économique, pendant que l’Europe s’effondre, ou de la Russie. Ankara risque de perdre gros sur le plan économique, mais surtout du prestige géostratégique qui lui est associé. Il est donc crucial que l’ancien empire ottoman restaure son influence sur le monde arabe qu’il dirigeait avant l’entrée dans le 20 è siècle. Damas était, à l’époque, la pépite de l’Orient et l’une des principales capitales arabes, avec Bagdad, entre le Caire et Istanbul…
On peut s’illusionner sur le sens du « Printemps Arabe » ou « révolution Facebook ». L’instabilité présente fait remonter à la surface les ambitions démesurées de chacun des héritiers des grandes traditions qui ont alimenté les guerres durant des siècles. Chaque fois, les cartes sont rebattues et dépendent de rapport de forces préexistants.
Erdogan se veut le refondateur de la « région ottomane » d’avant la 1ère Guerre Mondiale. Cette ambition n’ira pas sans choc frontal avec le projet hégémonique d‘autres voisins : l’Iran, sauveur d’Assad, avec le Hezbollah. A moins de se partager, temporairement, la Syrie…
et le reste de la région, sauf quelques rares ilots aspirant à l’autonomie ou à l’indépendance.
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