Par Emeric Deusch Pour http://www.lamed.fr/ Selon Freud, le désir de comprendre, d'approfondir, de découvrir, renvoie à la curiosité de tout enfant relative à la "scène primitive ", c'est-à-dire aux secrets d'alcôve des parents. II s'agit, en fait, de l'énigme des origines. D'où est-ce que je viens? Comment m'a-t-on conçu, fabriqué? C'est une interrogation permanente que l'on peut éviter ou déplacer vers d'autres sujets d'intérêt, mais qui n'en reste pas moins là en filigrane. Pour moi, juif, cette interrogation revêt un aspect tout particulier puisque, bon gré, mal gré, je suis autre, que j'assume pleinement mon altérité ou que j'attende que les autres me la rappellent. Si je ne veux pas me voiler délibérément la face, si je ne veux pas me renier ou subir, tel un somnambule , passivement mon destin , je ne peux échapper à la question de mes origines: Que suis-je en tant qu'homme? En tant que juif? D'où est-ce que je viens et où est-ce que je vais? C'est cette interrogation qui fait l'objet de la fameuse michna d'Akavia ben Mahalalél (1): "Considère trois facteurs et tu ne viendras pas à transgresser la parole de Dieu: sache d'où tu viens, où tu vas et devant qui tu auras à rendre des comptes ". Transgresser, c'est passer son chemin sans se poser des questions Remarquons qu'il ne s'agit pas de péché, de mort ('hétt), mais de transgression, de (avéra). Or, mine (avéra) vient de (avar) "passer devant, traverser". Transgresser, c'est passer son chemin sans se poser des questions; c'est traverser la vie sans s'interroger sur ses origines, ses responsabilités, ses buts, c'est-à-dire sur le sens de la vie. Or, comment mener à bien cette quête? Où trouver des réponses à ces interrogations sinon dans les textes du Talmud? Seuls, ils peuvent nous remettre en contact avec nos origines authentiques. C'est en découvrant le langage allusif, à connotations multiples, en familiarisant nos oreilles, notre bouche, notre raisonnement avec ce discours authentiquement juif, que nous parvenons à récupérer une identité et à comprendre la manière de l'assumer. DÉCOUVRIR SON IDENTITÉ Ma première réponse sera donc: c'est pour découvrir mon identité de juif, c'est pour pouvoir m'assumer en tant que juif, pour comprendre mes responsabilités en tant qu'homme appartenant au peuple juif, que je cherche à me réaliser par l'étude . D'autre part, le Talmud est une parole vivante, une voix qui parle. Ecouter attentivement la parole, lui restituer ses significations latentes, n'est-ce pas le meilleur moyen d'apprendre à communiquer? D'abord communiquer avec soi-même, entre les différentes instances de l'être; entre le conscient, l'inconscient, les différentes facettes de la personnalité écartelée entre les différents rôles sociaux que l'on est amené à jouer. L'écoute attentive, à travers le Talmud, KOL HATORAH, de la voix de la Torah, évoque pour moi du réel, du vécu, même si je ne parviens pas toujours à comprendre avec ma raison. A frayer mon chemin à travers des textes difficiles où les significations profondes n'apparaissent qu'à l'issue de lectures répétées, car soigneusement dissimulées derrière le sens manifeste du texte d'apparence anodine, j'espère apprendre à me déchiffrer moi-même, à établir une certaine unité entre les différentes parties de mon être. C'est comme si j'analysais des rêves dans le sens psychanalytique du terme. Il ne s'agit pas d'une introspection contemplative avec plus ou moins de complaisance à l'égard de soi, mais d'une démarche où participe toute la personnalité dans une opération de remise en question permanente. APPRENDRE À COMMUNIQUER Mais au-delà de cette communication intrapersonnelle, le Talmud apprend à communiquer entre hommes. Dans une société qui, ayant vaincu le mur du son, a vu s'élever la barrière des communications, et cela malgré les énormes progrès réalisés dans le domaine des media, il s'agit là d'une ressource appréciable. Dès l'histoire de la Tour de Babel, l'illusion existe que plus on concentrera d'hommes sur une surface restreinte, plus on maîtrisera les distances et plus on facilitera les communications entre hommes. L'illusion continue de nos jours grâce à la vitesse et aux mass media électroniques (radio, téléphone, télévision, informatique) . Or, en réalité, à chaque nouvelle victoire dans ce domaine, c'est le contraire qui semble se produire. En effet, pour qu'il y ait communication réelle, il faut que deux individus se parlent, s'écoutent réciproquement, en s'efforçant de comprendre ce que parler et écouter veulent dire. Les paroles sont là, posées entre eux deux, pour ainsi dire à mi-distance de l'un et de l'autre, et ensemble ils cherchent à les faire parler, à les écouter, à leur donner un sens Rabbi 'Hanania ben Tradione dit (2): "Lorsque deux hommes sont assis et qu'il y a entre eux des paroles de la Torah, la Chéhina (une des manifestations divines) repose entre eux". Les termes employés ici sont: "il y a entre eux" et non: "ils étudient" ou "ils s'occupent de", pour bien mettre l'accent sur la communication réelle. Les paroles ne sont ni celles de X, ni celles de Y; il n'y a pas de désir ou de tentative de manipulation, d'assujettisement, d'influence. Les paroles sont là, posées entre eux deux, pour ainsi dire à mi-distance de l'un et de l'autre, et ensemble ils cherchent à les faire parler, à les écouter, à leur donner un sens. C'est ainsi qu'ils s'assument en tant qu'hommes et accomplissent l'œuvre du Créateur. Pour tous ceux qui ont été dans un Beith Hamidrache (3), ce phénomène a quelque chose de familier. A ceux qui n'ont pas eu ce privilège je conseille cette expérience. Arrêtez-vous au seuil d'une de ces "salles de recherche", "d'interprétation ", regardez, écoutez. Vous n'y verrez pas une assemblée de savants, vous n'y entendrez pas un cours magistral, mais vous rencontrerez des couples d'hommes qui parlent, qui cherchent, qui réfléchissent ensemble. Et vous pourrez dire avec Bialik que vous avez trouvé la source à laquelle le peuple juif puise ses forces et son esprit. Si vous avez la chance d'avoir décodé vous-même un texte, vous comprendrez que dans la communication, le Talmud, c'est à la fois le media et le message . En cheminant à travers les pages, chacun peut constater quelle merveilleuse école de communication le Talmud constitue. Chaque mot, chaque phrase, attire l'attention sur cette dialectique fondamentale entre le contenu manifeste (nigla) et le contenu caché (nistar), l'importance des lettres, des mots, de la syntaxe, la valeur du signifiant indépendamment du signifié. Prendre en compte cette double signification de la parole, comprendre que le mot a une valeur en lui-même en tant que signifiant et non seulement par ce qu'il est censé dénoter, le Talmud nous y invite à chaque instant avec cette propriété de la langue hébraique de permettre à un même mot de prendre successivement toute une série de significations (4). COMBLER LE FOSSÉ ENTRE GÉNÉRATIONS La Torah a également prévu le point où les communications subissent leur échec le plus considérable, là où elles semblent définitivement en panne. je pense au mur qui s'élève entre les générations. Elle nous dit: "Et tu l'enseigneras à ton enfant pour en parler" (5). II ne s'agit pas d'un enseignement castrateur, ni d'instruction religieuse ou d'une manipulation aliénante quelconque. tu en parleras. Or parler c'est aussi écouter, entendre, découvrir ensemble Or parler c'est aussi écouter, entendre, découvrir ensemble. Mais en parler quand, comment, à quel propos, dans quel cadre? La réponse est nette: "Lorsque tu es en repos à la maison, quand tu marches sur la route, au lever et au coucher. C'est-à-dire d'une façon informelle, non planifiée, à chaque instant, à propos de tout, de n'importe quoi. C'est ainsi que l'on communique avec les enfants et non à coup d'instruction religieuse et de cours d'éducation sexuelle. Que les parents fassent leur métier de parents, qu'ils parlent aux enfants au lieu de leur asséner des vérités toutes faites, une éthique que leur comportement contredit, ou de démissionner purement et simplement. MAIS OÙ TROUVER LE TEMPS?! Assumer mes origines, apprendre à communiquer avec moi-même, avec les autres, avec mes enfants, avec les jeunes. Mais le temps? Où trouver le temps, à côté de toutes les obligations professionnelles et sociales? Justement, le temps sera le dernier apport que j'évoquerai à propos du Talmud: oui, l'étude du Talmud m'aide à maîtriser le temps, cette denrée dont la pénurie nous affecte tous. Des économistes (6) ont démontré récemment que, compte tenu du temps de travail nécessaire pour gagner l'argent de l'achat et de l'entretien de nos automobiles, ces dernières nous permettent à peine de faire des économies en temps de déplacement. En d'autres termes, si au lieu de travailler x heures pour acheter et entretenir une voiture nous consacrions ce temps à marcher à pied, ou à rouler à bicyclette, nous pourrions parcourir une distance sensiblement identique à celle que nous permet de faire notre véhicule dans le peu de temps de loisirs qui nous reste. II s'agit d'une aliénation caractérisée que chacun ressent avec plus ou moins d'acuité. Ces minutes dérobées, gagnées sur mes "obligations ", m'aident à ne pas me laisser déborder par le temps Passer tous les jours quelques minutes à se frayer un passage dans un texte du Talmud qui me renvoie à moi-même, à mes origines, aux autres hommes, je le considère comme un moyen de réduire cette aliénation. Car il ne s'agit ni d'une méditation ni d'une contemplation mais plutôt d'une médiation, d'une analyse directement centrée sur l'homme dans la réalité du monde, qui conduit à se remettre en question. Ces minutes dérobées, gagnées sur mes "obligations", m'aident à ne pas me laisser déborder par le temps, par le travail, C'est là aussi d'ailleurs, une des richesses du Chabatt qui n'est pas inaction ou loisir, mais retour sur soi, libération dans la remise en question des chaînes matérialistes. BEN BAG-BAG ET BEN HÉ-HÉ Je conclurai par les dernières phrases des Pirké Avott (7) qui résument bien ces réflexions: Ben Bag-Bag dit: "Remue, oui, remue là-dedans, car tout est là-dedans". De son côté, Ben Hé-Hé conclut par une phrase très courte: "Selon la peine, la récompense". la Torah n'est le privilège de personne, mais appartient à tous ceux qui l'assument Un premier enseignement: on est frappé dès l'abord par l'incongruité de ces noms, Ben BagBag et Ben Hé-Hé. On dirait une plaisanterie, un canular. Mais selon la plupart des commentateurs, ces noms sont effectivement portés par deux convertis au judaisme. C'est que la valeur numérique de Bag: (bétt +guimel) = 2 + 3 = 5, est équivalente à "hé"=5. On donnait de tels sobriquets aux descendants des étrangers convertis, pour signaler qu'ils étaient, au même titre que les autres juifs, issus d'Abraham et de Sarah qui ont reçu le "hé" comme signe de leur alliance avec Dieu pour fonder le peuple juif. Par ailleurs, le "hé" est aussi la lettre essentielle du mot (Torah). Nos Sages tiennent à souligner que la Torah n'est le privilège de personne, mais appartient à tous ceux qui l'assument. Le peuple juif n'est pas une race, une nation ou une religion, mais c'est le peuple de la Torah, c'est le peuple des Hé-Hé et des Bag-Bag. Un second enseignement: la Torah ne livre pas sa signification d'emblée, il faut la remuer, la retourner dans tous les sens; le manifeste doit être compris en fonction du talent. Enfin, il faut se donner de la peine, non seulement parce que le texte du Talmud est difficile, mais aussi parce qu'il faut se remettre en question, "se dépouiller" "se mettre à mort". D'ailleurs, littéralement l'expression (lefoum tsaora) utilisée par Ben Hé-Hé ne signifie pas "selon la peine ", mais "selon la bouche de la peine". La récompense, le rétablissement de la communication à l'intérieur de nous-mêmes et avec les autres, ne peut se faire qu'au prix de la peine de la bouche qui parle vrai, sans faux-fuyants, à des oreilles qui écoutent, non pour conforter, ou justifier, mais pour apprendre et comprendre. (1) Avott 3,1. (2) Avott 3,2 (3) Littéralement :maison de l'interprétation , de la quête .C'est ainsi qu'on désigne l'endroit ou l'on étudie le Talmud. (4) Aucun texte sacré ne comporte de voyelles ni de ponctuation. En outre, l'alphabet hébraïque est alphanumérique , chaque lettre ayant la valeur d'un nombre (5) Deutéronome 6,7 (6) Ivan Ilitch notamment. Voir aussi l' article de Yves Debouverie et Jean-Pierre Dupuy dans Le Monde du 23 juillet 1974 (7) 5,22 (Ce texte est paru dans un ouvrage de la collection Oui... sur le judaïsme. Reproduit avec l'aimable autorisation du Département de l'Education et de la Culture par la Torah de l'Agence Juive.) |