08.11.10
Le 6 septembre 2007, peu après minuit. Dix avions de chasse F-15I décollent d'une base militaire en Israël. Direction : la Syrie. Objectif : un réacteur nucléaire le long de l'Euphrate, en train d'être construit sur le modèle nord-coréen de Yongbyon et financé avec l'aide de l'Iran. Quelques minutes après le décollage, les commandes arrivent du centre de Tel-Aviv : sept avions quittent alors la formation pour plonger dans l'espace aérien syrien. Une poignée de secondes plus tard, une première bombe est larguée sur les installations radar. Très vite, les avions survolent le réacteur nucléaire, et lâchent leurs bombes, des AGM-65, de près d'une demi-tonne. Alors que les avions israéliens commencent à sortir de l'espace aérien ennemi, l'armée syrienne se réveille et tire des missiles de défense en l'air. Trop peu, et trop tard.
Cinq officiers de l’Escadron des Corbeaux du Ciel au QG de l’unité, à la base de l’armée de l’air de Tel Nof. Même s’ils ne sont pas pilotes, les membres de l’unité portent des combinaisons de saut.
PHOTO: PORTE-PAROLE DE TSAHAL , JPOST
C'est, du moins, ce qui a été rapporté de l'opération Pardess (verger) : le bombardement de l'embryon d'un réacteur nucléaire que le président Bachar El-Assad construisait illicitement pour tenter de contrebalancer la puissance d'Israël. De son côté, Jérusalem n'a jamais confirmé avoir attaqué le site. Mais ce qu'on sait moins à propos de ce raid : le - supposé - recours par Israël de la guerre électronique pour neutraliser les systèmes de défense aérienne de la Syrie qui constituent une ligne de sécurité le long de sa frontière contre les raids israéliens.
Deux mois après l'opération, Aviation Week publie une histoire intitulée "Les prouesses électroniques d'Israël". Selon l'article, le système de guerre électronique de Tsahal était parvenu à désactiver toute la défense aérienne syrienne, le temps que les avions de chasse israéliens s'infiltrent au cœur du pays, bombardent leur cible et repartent. Bien évidemment, Israël n'a jamais confirmé l'utilisation de guerre électronique ou de réseaux lors de la frappe de 2007, tout comme il n'a jamais publiquement confirmé que sa propre force aérienne était derrière le bombardement. Dans l'article cependant, Pinchas Buhris, ancien directeur général au ministère de la Défense à ce moment-là, admet qu'Israël a beaucoup investi dans le développement de ce type de capacités dernier-cri. "Vous avez besoin de telles potentialités", déclarait Buhris à l'époque.
"C'est irresponsable de ne pas y avoir recours. Et si vous êtes capables de les mettre en œuvre, il n'y a plus de limites". Pour le Lt.-Col. Oren, commandant de l'Escadron des Corbeaux du Ciel de Tsahal, unité responsable du développement et des opérations de la guerre électronique pour Israël, cette affirmation est plus que vraie.
"Perturber et neutraliser les défenses ennemies"
Dans une interview et une visite exclusives au cœur de l'escadron, la toute première pour un reporter civil, Oren offre un aperçu unique et rare des coulisses de l'action des forces aériennes. Les pilotes et les avions de chasse font bien souvent la une des journaux. Pendant que la guerre électronique fait office de grand oublié des médias. Alors que ces derniers temps elle est impliquée dans la plupart des opérations, ne serait-ce que pour aider les avions à se rendre où ils le doivent sans être détectés.
La mission de l'escadron est assez simple, selon Oren. "Aujourd'hui, le principal théâtre des opérations de l'aviation, c'est la menace que constituent les systèmes avancés de missiles sol-air en territoire ennemi", explique-t-il. "Notre objectif est d'activer nos propres systèmes pour perturber et neutraliser ceux de l'ennemi". L'Escadron des Corbeaux du Ciel se situe de l'autre côté de la base aérienne de Tel Nof, non loin de Rehovot. Le quartier général est bâti sur le modèle de la plupart des quartiers généraux de Tsahal, en forme de U, avec des bureaux alignés de chaque côté. Tous les membres du personnel portent des combinaisons de saut. Même s'ils ne sont pas pilotes. Certains d'entre eux ont aussi commencé, sans finir, l'école des pilotes d'élite de l'armée.
L'importance des systèmes de guerre électronique au sein de l'armée de l'air a considérablement augmenté ces dernières années, les ennemis d'Israël développant des appareils de défense aérienne de plus en plus sophistiqués. L'Iran a essayé de convaincre la Russie de lui fournir des S-300, l'un des systèmes sol-air les plus avancés au monde. La Syrie a récemment reçu de nouveaux systèmes russes et il semblerait que le Hezbollah et le Hamas possèdent un nombre significatif de missiles portables sol-air de courte portée.
N'importe quelle future opération de Tsahal en Syrie, au Liban, à Gaza ou en Iran nécessitera l'activation des systèmes de guerre électronique pour s'assurer que les avions de Tsahal arrivent indemnes à destination, larguent leurs bombes sur l'objectif désigné et retournent à leurs bases.
Les capacités de ces systèmes se divisent en deux catégories. D'un côté, le blocage des communications. De l'autre, l'interruption des systèmes radar pour éviter qu'ils détectent puis suivent les avions. La devise de l'escadron : "Ils ne doivent pas nous entendre ; ils ne doivent pas nous voir."
Selon Oren, l'escadron se base sur trois composantes essentielles : le renseignement, la technologie et les ressources humaines, les hommes et les femmes qui font fonctionner les systèmes.
Des capacités technologiques "top secret"
C'est le Centre des Renseignements de l'armée de l'air qui fournit les informations. Il étudie la défense aérienne et les systèmes radar de l'ennemi, puis transmet les données à l'escadron. Ensuite, les industries de défense d'Israël entrent en jeu et, en coordination avec l'escadron et le Commandement de l'Equipement, développent les systèmes nécessaires.
Les capacités technologiques sont décrites comme "top secret" et seules quelques personnes triées sur le volet au sein des industries et de l'armée de l'air connaissent leur fonctionnement. Comme l'explique Oren, même les plus proches alliés n'échangent pas d'informations sur leurs systèmes de guerre électronique respectifs. Un exemple : la récente décision d'Israël d'acquérir le F-35 Joint Strike (JSF), un avion de chasse furtif de la cinquième génération. Malgré des années de négociations, Israël n'a pas reçu l'accord du Pentagone d'installer son propre système de guerre électronique sur l'avion, en lieu et place du système américain. Résultat, il est simplement "greffé" comme une sorte de supplément au système déjà existant
"Israël est considéré comme une superpuissance mondiale dans le domaine de la guerre électronique", affirme Oren. La décision d'ouvrir les portes de l'escadron aux médias n'a pas été chose facile et a dû être validée aux plus hauts niveaux de Tsahal. Parmi les considérations prises en ligne de compte : le 40e anniversaire de l'unité, créée en 1970, et - en toute logique avec le mode opératoire de Tsahal - un moyen de renforcer la dissuasion d'Israël.
Premier exemple : la première guerre du Liban en 1982. Les systèmes de guerre électronique aéroportés ont joué un rôle dans le sabotage de la défense aérienne syrienne, et fourni à l'armée de l'air une supériorité totale au-dessus du Liban. Au cours des batailles aériennes ultérieures, les Israéliens ont abattu des dizaines d'avions de chasse syriens sans perdre un seul appareil. Deuxième exemple : la seconde guerre du Liban et l'opération Plomb durci.Les systèmes de guerre électronique de l'armée de l'air sont divisés en deux sous-catégories. Certains sont aéroportés, et d'autres sont à terre, dans des installations permanentes. L'escadron d'Oren est responsable de l'équipement aéroporté et ses équipes volent régulièrement sur différentes missions : avec des avions de chasse, dans des opérations spéciales derrière les lignes ennemies ou encore pour des sorties de routine. Il est difficile de dire exactement ce que font les officiers actuellement, mais il est possible de se faire une idée en jetant un coup d'œil en arrière, sur certaines opérations ou guerres d'Israël.
L'unité a une nouvelle fois été mise à contribution, mais cette fois principalement pour pénétrer les télévisions et radios palestiniennes et libanaises, de façon à encourager la propagande anti-Hamas et anti-Hezbollah. "La vérité c'est que les capacités de guerre électronique de l'Armée de l'air sont utiles sur chaque théâtre d'opérations, et sur tous les fronts", témoigne Oren. "Il n'y a pas une opération de l'aviation où nous ne sommes impliqués : des opérations spéciales aux opérations de routine, jusqu'aux guerres totales".
Eviter un nouveau Ron Arad
Une grande partie du travail de l'unité repose sur le renseignement, fourni avant les missions. Même s'il est résolument tourné vers ses objectifs, Oren a toujours Ron Arad dans un coin de sa tête. Arad, navigateur de l'armée de l'air, s'est éjecté lors d'une mission au-dessus du Liban en 1986. Depuis, il est toujours porté disparu. Oren poursuit : "Nous devons savoir exactement quel radar est présent, sur quelle fréquence il opère et à quel moment nous devons le frapper. Sinon, le prix peut-être lourd à payer : un avion détecté, la possibilité qu'un pilote soit abattu ou celle d'un nouveau Ron Arad."
L'unité d'Oren peut installer les systèmes dans un avion de transport militaire de type Hercules C-130 et, ainsi, couvrir une large surface au sol pour interrompre plusieurs systèmes à la fois. En seconde ligne de défense, chaque avion possède son propre système de guerre électronique, mais nettement plus limité dans son étendue et sa portée. "Je peux protéger une zone entière à partir d'une position sécurisée. Le système embarqué dans un avion est bon uniquement pour sa propre défense, une sorte de 'deuxième rideau défensif'", explique Oren.
L'entraînement de l'unité est long. Cela prend un an et demi avant que les opérateurs ne soient déclarés opérationnels. Après une formation et des études, y compris sur les systèmes employés par l'ennemi, les opérateurs passent une année entière à apprendre le fonctionnement des systèmes de guerre électronique israéliens. "Il y a beaucoup de pression, et les décisions et les réponses doivent être rapides", explique le commandant de l'unité.
Savoir fournir une réponse à toutes les menaces
L'une des opératrices : le Lt. Tal, officier de 21 ans. "Ce travail nécessite d'étudier énormément, de s'asseoir et de lire les livres sur les systèmes", indique la jeune femme. En tant qu'opérateur, Oren est de ceux qui pensent qu'Israël n'a pas besoin de se montrer démesurément excité par la possible livraison de S-300, par exemple, à l'Iran. Des médias étrangers spéculent depuis des années sur le fait qu'Israël développe (ou a déjà développé...) un système de guerre électronique pour neutraliser ce type de missiles sol-air. Oren ne fera pas de commentaires. "Nous ne devons pas nous focaliser sur une menace plutôt qu'une autre", suggère-t-il. "L'ennemi développe constamment de nouvelles capacités et l'armée de l'air sait aujourd'hui et saura demain comment fournir une réponse à ces menaces."
L'avantage des systèmes de guerre électronique : ils constituent une arme de leurre, qui contrairement à une bombe ou un missile, n'est même parfois jamais détectée. Dans les années 1990, il est alors opérateur junior, Oren a participé au bombardement du dépôt d'armes d'Ahmed Jibril le long de la frontière libano-syrienne. Sa mission : s'assurer que le système de défense syrien ne détecte pas l'avion de chasse israélien. Il se souvient de ses mains tremblantes à bord de l'avion militaire en retrait, alors qu'il travaille à neutraliser chaque radar. "Il y avait une large batterie de défense aérienne", se souvient-il. "Nous avons activé nos systèmes de guerre électronique rapidement et les avons frappé durement avec."
Les Corbeaux du Ciel vont de pair avec la politique générale de l'armée de l'air israélienne : faire en sorte que l'Etat hébreu conserve un avantage qualitatif militaire au Moyen-Orient. Cela n'a jamais été aussi vrai qu'aujourd'hui, une période marquée par une course à l'armement sans précédent dans la région - le contrat sur les armes de l'Arabie Saoudite de 60 milliards de dollars par exemple - et malgré la recherche continue par l'Iran de l'arme nucléaire. "L'armée de l'air veut maintenir sa supériorité aérienne et nous nous assurons qu'elle le peut", conclut Oren.
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