
L'Homme après Auschwitz...
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La Guerre a bouleversé la carte de la planète, ses mœurs et mentalités. Son coût monstrueux pèse encore sur les destins du fait des dizaines de millions de morts, blessés, endeuillés, transplantés. Le Grand Rabbin de France propose sa vision de l'Homme, 65 ans après Auschwitz, se demandant si le monde actuel est vraiment plus civilisé que celui de l'avant-guerre (réflexion amorcée en son temps par Émile Touati).
Il en conclut que "Seul le souvenir vigilant et actif permet de détruire à la racine les influences maléfiques d'Amalec. Le souvenir des horreurs du passé nous inspire dans le combat contre les horreurs d'aujourd'hui.
À l'inverse, qui veut oublier le mal se condamne à le revivre".
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Auschwitz : le mal absolu commis par l'Homme
S'il veut mesurer la nouvelle condition humaine d'après Auschwitz, l'homme doit réaliser qu'il peut exister pire que l'esclavage ou le délire meurtrier.
- Des personnes tout à fait « normales », à visages et à intelligences humains, peuvent être amenées par esprit hiérarchique ou gestionnaire à agir plus sauvagement que la plus folle des bêtes fauves.
- Il a été possible - c'est même devenu techniquement plus simple - de planifier et d'organiser méthodiquement l'assassinat de millions d'humains, sans aucun intérêt matériel, sans raison militaire ou économique, par haine pure et gratuite.
- Au moins, à l'époque obscure de l'esclavage et des rançons, le cheptel humain avait-il une valeur d'échange. Dans la Shoah, des millions de Dreyfus, avec ou sans grade, ont été assassinés, sans procès ni protestation, comme on tue des microbes ou des moustiques… et incinérés comme des ordures. Faudrait-il les oublier ?
Le mal reste présent au monde
On peut se demander si, 65 ans après, le monde actuel est meilleur, plus civilisé ou plus lucide que celui de l'avant-guerre. Du double programme de la moralité : combattre le mal et faire le bien, on n'a réalisé (imparfaitement) que la 1ère partie : le nazisme, expression du mal absolu, a été vaincu, mais non éradiqué et les grandes illusions de 45 ont été rapidement déçues. La création de l'ONU, du FMI, Bretton Woods faisaient espérer un nouvel ordre international, politique, économique et financier, dans une société plus juste, et sans chômage. À cet égard, force est d'enregistrer un bilan de faillite :
- les conflits nationalistes, idéologiques, ethniques, partout, non résolus
- le terrorisme, cancer de notre époque, constitue pour certains une «contre-société» potentielle où la mort est le seul refuge contre le mal
- l'économie mondiale semble vouée aux déséquilibres, aux crises, aux spéculations sans frein et à l'élimination des plus faibles
Ce que nous retenons avant tout de la Guerre, c'est la Shoah dans sa singularité absolue. Sans rechercher ici les significations de la Shoah, nous nous contenterons d'en tirer des enseignements, en quelque sorte expérimentaux. L'un a été formulé il y a déjà 26 siècles par Jérémie (9) : « Que l'intelligent ne se glorifie pas de son intelligence, que le riche ne se glorifie pas de sa richesse, et que le courageux ne se glorifie pas de son courage », mise en garde qui vaut pour l'individu comme pour les sociétés.
Il s'est malheureusement avéré que sciences et cultures ne pouvaient nous prémunir contre la barbarie, malgré l'espoir que nous avions mis en elles.
Des civilisations non armées moralement, peuvent se conduire, même avec technologies les plus sophistiquées, de façon plus atroce encore que les primitifs féroces ou que les fanatiques aveugles. En l'espèce, notre ère d'ingénieurs, plus préoccupée par innover que par comprendre est une époque de transformation radicale, réfractaire à l'Histoire.
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L'Homme doit rester moralement sur ses gardes
À cet égard, ce que l'humanité doit aussi comprendre d'Auschwitz, c'est qu'elle doit adopter une position de plus grande réserve face à la civilisation performante qui nous a déjà trahis hier. Une position d'Homme face au monde, faite de discernement et d'une adhésion mesurée aux réussites brillantes et autres leurres. Notre époque est aussi celle des statistiques et donc, de la réduction du divers au semblable, conduisant à la confusion.
La parole de Jérémie reste le cri de l'individu singulier en sa souffrance à nulle autre pareille, opposable à toutes les tentatives idéologiques de comparaison des souffrances, à ces comptabilités démentes qui voudraient que des victimes rachètent ou soient en compétition avec d'autres victimes.
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Garder la Mémoire de nos horreurs
Dans la Bible et la tradition Rabbinique, Amalec, descendant d'Esaü, le mauvais frère, est le premier peuple qui combattit les Hébreux sortis d'Égypte, l'attaquant par derrière en s'en prenant aux plus faibles ; il ne craignit pas de perdre la vie pour chercher à l'anéantir ou au moins à montrer sa vulnérabilité. C'est l'ennemi par excellence, Deutéronome (25) : "Souviens-toi d'Amalec…Efface la mémoire d'Amalec de dessous les cieux. N'oublie pas".
Par ces formules étonnantes, en apparence contradictoires, la Bible nous alerte avec une leçon pour toutes les générations et toute l'humanité :
seul le souvenir vigilant et actif permet de détruire à la racine les influences maléfiques d'Amalec. Le souvenir des horreurs du passé nous inspire dans le combat contre les horreurs d'aujourd'hui. À l'inverse, qui veut oublier le mal se condamne à le revivre.