L’instant T. du basculement de la Turquie dans l’obscurantisme éclairé, ou le Troyen prêt au grand saut dans l'inconnu.
Editorial de Marc Brzustowski
Pour Aschkel.info et Lessakele
Audio partie 1 et 2
Reconstitution du cheval de Troie. By Go Gap
La ville mythique de Troie est située par l’UNESCO sur le site de l’actuelle Hissarlik, en Turquie. Selon le récit homérique, cette antique cité fut prise par la ruse, lorsqu’il fut clair que des années de siège ne viendraient pas à bout de cette forteresse.
Israël est assiégé depuis plus de 60 ans et, plutôt que de s’effondrer, comme le proclame Ahmadinedjad, l’Etat Juif n’a fait que se renforcer, économiquement et militairement. L’Europe et les Etats-Unis pouvaient, jusqu’au 11 septembre 2001, dormir sur leurs deux oreilles : celui qui est, à la fois le frère le plus ancien, historiquement, mais le plus jeune état-nation moderne et le plus près du feu, veille sur les valeurs de liberté et de pluralisme. Il absorbe à lui la plus forte part d’agressivité détournée contre ces valeurs de l’Occident par les hérauts de l’islamisation violente ou rampante. La bataille essentielle se joue, désormais, sur le terrain mouvant de la communication et de la guerre psychologique.
Le modèle Jihadiste radical, tenu par les Mollahs et, plus récemment, al Qaeda, fait peur au reste du monde. Il entraîne des campagnes de contre-insurrection. Seul un contre-modèle, apparemment non-violent, mais à fort teneur érosive, d’islamisation lente des valeurs de la modernité, peut triompher sans éveiller les soupçons. En un mot : l’usage de laTaqqyia.
C’est ce modèle qu’appliquent les Frères Musulmans en Europe, tel qu’exprimé par la doctrine Ramadan et les Fatwas incendiaires de Youcef Qaradawi. La même recette est employée par Recep Tayyip Erdogan, qui est leur obligé. L’AKP a émergé lentement, au fur et à mesure de la décomposition de l’état autoritaire laïc, sous les coups de boutoir des critères européens, en vue d’une hypothétique adhésion. Il a patiemment dominé toutes les poches de résistance, depuis les années 1990, en Turquie et en Orient.
Sous cet angle, l’aventure, non du Poséidon, mais du Mavi Marmara, est éloquente. Malgré les liens de l’IHH avec al Qaeda, on a, parfois, du mal à définir clairement le statut hybride de la cinquantaine d’hommes armés jusqu’aux dents sur le pont avant du navire : Jihadistes chevronnés ?, mercenaires ? Ils semblent bien un mixte des deux, délégués par Erdogan pour mener la bataille contre les forces d’Israël et enfoncer un coin du panoramique mondial. On sait qu’ils ont embarqué à Istanbul, le fief de l’actuel chef de la sécurité turque, l’Islamiste Muammer Guler, qui en est l’ex-gouverneur, alors que les 500 autres membres sont montés à bord à Ankara.
Plutôt que de provoquer l’annihilation de 3000 personnes dans les cendres de tours géantes, ils se sont, au contraire, appliqués à détourner tout le sens du discours « humanitaire » pour soutenir leur coup de force. Cette opération-suicide laisse 9 morts, pour un méga-résultat médiatique et diplomatique qui écorne le statut international d’Israël, déjà goldstonisé.
La stratégie a été déterminée par Erdogan, selon les aveux mêmes des individus arrêtés. Cette opération de charme vise le statut de héros populaire dans le monde arabe, accroissant le prestige de son pays, et doit se traduire par des retombées électorales à domicile. Le choix radical est qu’il faut, à tout prix, empoisonner la sémantique des valeurs essentielles que croit promouvoir l’Occident, à travers la rhétorique des Droits de l’Homme, pour tenter d’en finir avec le « problème israélien ». Ce qui oppose radicalement l’éthique juive, à l’origine des valeurs universelles, et l’Islamisme qui tend à sa propre diffusion sans limites, c’est, justement, qu’il n’y a aucun fatalisme, aucune soumission à la règle. Au contraire, seul l’exercice du discernement et l’affirmation de son libre-arbitre, permet l’émergence de la personne humaine. La singularité juive repose sur l’interpellation de la responsabilité de l’homme face à son propre comportement. L’Islam, hormis la mystique soufie, l’enferme sous une chape de plomb du code, devenu, de plus en plus rigoriste sous l’impulsion des fondamentalistes.
On épiloguera encore longtemps sur l’erreur tactique commise par Israël dans l’abordage du navire turc, le Mavi Marmara, ce 31 mai 2010. Le déficit de renseignement sur ce qui se préparait à bord et l’impréparation des Commandos à devoir affronter une quarantaine de mercenaires entraînés et déterminés, sont patents.
Le bras de fer que le Gouvernement israélien a engagé avec la « Communauté internationale », pour la mise en place d’une enquête équitable montrant l’implication turque, est essentiel. La médiatisation a centré la focale sur Israël, selon les vœux et menaces du site Internet de l’IHH, dès le 23 mai :
« Gérez bien cette crise. Si vous empêchez la flottille d’atteindre la Bande de Gaza, vous resterez isolés dans le monde et vous porterez tort. » Site de l’IHH.
Actuellement, l’aura que Recep Tayyip Erdogan retire de sa prestation dans le monde arabe, est au firmament et tout lui semble permis. Néanmoins, des voix s’élèvent, en Turquie même, pour dénoncer qu’une organisation caritative islamiste, ayant des liens avérés avec al Qaeda, tire les ficelles et définisse l’orientation de la politique étrangère turque. Fethulla Gülen, leader spirituel d’un puissant mouvement de masse, a désapprouvé la farce « Libérez Gaza ». Kemal Kilicdaroglu,, le chef nouvellement élu de l’opposition kémaliste, a mis en garde la Présidence contre sa façon de tourner ouvertement le dos à l’Ouest et de ne plus être fidèle à la tradition médiatrice d’Ankara.
La Turquie est, depuis un certain temps, à un tournant, où tout risque de basculer vers un régime islamiste autoritaire. De la même façon que l’expérience des Pahlavi, en Iran, s’est achevée dans un renversement de régime par les Mollahs rétrogrades, au nom du rejet des valeurs de l’Occident.
Chaque fois, des régimes autoritaires ont échoué à implanter dans le corps social iranien ou turc, des valeurs fondées sur la doctrine laïque de la Révolution française. Chaque fois, la nostalgie d’un ancien empire, perse ou ottoman, est le ferment du nationalisme et s’appuie sur le substrat religieux, pour fonder un régime qui restreint les libertés.
La démocratie relative subsiste encore en Turquie, grâce au multipartisme, entre kémalistes et islamistes de l’AKP. Néanmoins, les témoignages abondent, quant aux restrictions imposées aux différents niveaux de la société turque :
Le gouvernement turc est devenu de plus en plus totalitaire, Durant les dernières années. Il ne cherche plus seulement à contrôler la sphère économique et politique, mais à influer sur les attitudes, valeurs et croyances de sa population. Dans un récent article de Forbes, Melik Keylan évoque que l’AKP a procédé à des écoutes téléphoniques chez 100 000 Turcs, arrêté et questionné des milliers et mis 200 journalistes, intellectuels et militaires en prison, accusés de tentative de coup d’Etat.
“Si vous tentez de joindre au téléphone des gens en Turquie pour leur parler de leur gouvernement, ils préfèrent refuser de vous répondre, de peur d’être arrêtés. Tout le monde est devenu paranoïaque », écrit Kaylan.
Le Professeur Susan Brook Thistelwaite raconte que de plus en plus de femmes portent le chador et des robes religieuses. Un homme d’affaire turc ajoute qu’ils « veulent mettre un voile sur leurs esprits ». Il réfléchit à envoyer sa propre fille dans une université américaine pour finir ses études.
D’après le Professeur Thistelwaite, “ l’Administration Erdogan a gravement sapé l’indépendance des médias, de l’appareil judiciaire, du système bancaire et aboli toutes les lois interdisant l’habit religieux sur les campus universitaires. Il s’apprête désormais à réécrire les livres scolaires pour réviser l’histoire laïque du pays ».
« Les performances dans le domaine des droits de l’homme de la Turquie posent également de graves problèmes : la Turquie a envahi le nord de Chypre en 1974, en générant 160 000 réfugiés orthodoxes grecs. Les Turcs refusent tout retour ainsi que l’accès à leur propriété. Les Turcs se sont emparés de ces domiciles en violation de l’article 49 de la Convention de Genève.
En 2009, l’Eglise orthodoxe a lancé un action judiciaire contre la Turquie pour avoir détruit 522 églises durant l’invasion. Elle accuse Ankara de continuer à détruire les églises restantes, en les convertissant en morgues, étables, night-clubs et basse-cours ».
Les raisons du basculement vers l’Iran sont simples à comprendre :
La construction d’un pipeline de transfert mutuel de gaz, avec l’Iran vers l’Europe, est pour beaucoup dans les choix de réorientation stratégique et économique de la Turquie vers l’Iran et la Syrie. Sa valeur serait de 2 milliards de dollars par an. Les échanges bilatéraux entre les deux pays ont connu une croissance de 10 milliards de $ durant les 8 dernières années. On voit donc que le conflit avec des pays comme Israël n’est pas motivé par l’arraisonnement d’un navire de militants réputés »pacifistes » :
Erdogan s’est lancé dans cette opération, pour faire avancer les intérêts mutuels avec les Mollahs, qui utilisent le Liban et Gaza comme leur poste avancé. De la même façon, la semaine précédente, Erdogan mobilisait le Président Brésilien Lulla pour faire échouer les sanctions américaines en proposant un accord, sans la moindre garantie, sur le nucléaire iranien.
En engageant les intérêts économiques du pays, en phagocytant les mythologies du monde arabe, comme la « cause palestinienne », la Turquie d’Erdogan engrange des points et forge des alliances qui, ensuite, ne pourront que difficilement être dénoncées par ses adversaires politiques sur la scène ankariote.
Le défi qui est posé est bien loin de ne concerner qu’Israël : en bombardant les Kurdes jusqu’au Kurdistan irakien, en collaboration avec les Pasdaran d’Iran, la Turquie porte directement atteinte à la stabilité déjà précaire de l’Irak. Ce faisant, elle fait peser une grande incertitude sur l’avenir du pays, miné, de l’autre côté par les Chi’ites pro-iraniens. L’Amérique d’Obama ne peut se permettre un retrait qui s’achèverait en partition de l’Irak au profit des 3 puissances régionales syrienne, turque et iranienne, constituant alors une menace directe sur les pays sunnites environnants, affaiblis face à cette alliance.
Un recul de l’Egypte, de la Jordanie et de l’Arabie Saoudite face à la question palestinienne pousserait en avant le Hamas, au détriment du Fatah. Tout processus de paix, conçu par les Etats-Unis, serait alors voué à l’échec. La confrontation entre Israël et tous ses voisins du nord deviendrait alors inéluctable. La Turquie est donc devenue un concurrent redoutable des Etats-Unis en Orient.
L’OTAN pourrait perdre influence et accès aux ressources de l’Asie centrale, dans une configuration qui s’apparente à un chantage. Comme au temps où les flottes barbaresques pirataient les bateaux chrétiens pour obtenir rançon ou les réduire en esclavage. Si la Russie peut s’en trouver le principal bénéficiaire durant un temps, la constitution d’un bloc islamiste à ses portes n’a rien pour assurer à Moscou, qu’un jour où l’autre, ses anciens alliés ne se retourne contre lui…
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