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En décembre dernier, Benoît XVI décide de relancer le procès en béatification de Pie XII. Il sait pourtant qu'il va ranimer la vive controverse qui avait surgi en 1965 lorsque son prédécesseur Paul VI entreprit cette étape nécessaire à l'accession à la sainteté. Peu de sujets concernant la Shoah ont suscité autant de livres. Trop souvent la passion l'a emporté. Pour les uns, si le pape était intervenu en public, des centaines de milliers de Juifs auraient été sauvés. Ce sont bien des centaines de milliers dont il est question et Pie XII les a sauvés en agissant, répliquent les autres. La polémique sur les «silences de Pie XII» est relancée.
Un dialogue de sourds que Paul VI tenta de désamorcer. Il précisait dans une homélie: «Quand elle béatifie l'un de ses enfants, l'Eglise ne célèbre pas des choix historiques particuliers qu'il a accomplis, mais plutôt elle le propose à l'imitation et à la vénération à cause de ses vertus, à la louange de la grâce divine qui resplendit en celles-ci.» Ce message vient d'être répété presque mot pour mot par le porte-parole du Vatican (1). Une distinction inacceptable aujourd'hui, mais qu'explique dans le contexte de l'époque René Rémond, un historien catholique: «Combattant la sécularisation de la société, les Eglises sont plus attentives à défendre les droits de Dieu que les droits des hommes, les libertés des Eglises que les libertés civiles. Elles n'ont pas encore perçu que les uns et les autres étaient inséparables.» (2) C'est pourtant ainsi que le ressent l'opinion actuelle. L'Eglise doit rendre compte de ses actes publics. Il en va de son image dans le monde.
Que Pie XII ait été silencieux sur le génocide juif est avéré à quelques virgules près, dont une allusion dans son message de Noël 1942, où il parle nommément des non-aryens (3). Si l'ampleur de la Shoah n'était pas connue alors, il en savait assez pour intervenir. Le pape a observé le même «silence» lorsqu'en Pologne, sur ordre d'Hitler, des millions de catholiques ont été massacrés (4). Un quart de tout le clergé polonais a été exécuté, plus de la moitié est internée dans des camps de concentration (5). Parce qu'elles étaient de race slave, des «sous-hommes» pour reprendre l'infâme terminologie nazie, les élites polonaises ont été décimées (6).
Comment demander au Pape de se porter au secours des Juifs alors qu'il n'intervient pas pour ses propres fidèles ? En tant que première force spirituelle, ne devait-il pas dénoncer ces génocides au monde ? Mais Pie XII redoutait les conséquences sur les dizaines de millions de catholiques du Reich. Il en avait fait l'expérience avec l'encyclique Mit Brennender Sorge de 1937 qu'il avait préparée pour Pie XI.
Avant la guerre, Hitler a violemment persécuté l'Eglise catholique allemande: interdiction des partis politiques catholiques, saisie des biens et dissolution des syndicats, renvoi de fonctionnaires, arrestations et meurtres de journalistes, puis interdiction de toute la presse et de toutes les publications catholiques, harcèlement des mouvements de jeunesse. Pour le pape, la coupe est pleine. Dans Mit Brennender Sorge, le pape condamne formellement les turpitudes du régime nazi et en particulier sa divinisation de la race. Hitler furieux proteste auprès du Nonce du Vatican à Berlin contre ce «quasi-appel à la bataille contre le gouvernement du Reich» (7). L'Encyclique est une déclaration morale de première importance au moment où les gouvernements occidentaux s'inclinent devant le Führer à Munich en 1938.
Conséquences de cette protestation publique de Pie XII, les persécutions redoublent: écoles religieuses fermées, interdiction d'enseignement aux prêtres, fermeture de couvents, procès et internement de moines et enfin interdiction des mouvements de jeunesse catholiques et transfert de ses millions de membres dans les jeunesses hitlériennes pour y être endoctrinés. Pacelli sait que la mainmise par les nazis sur les générations futures conduit à échéance à la condamnation de l'Eglise catholique allemande. Pie XII n'oublie pas cet enchaînement catastrophique. Il connaît donc parfaitement quelles peuvent être les conséquences d'une protestation publique pontificale.
Le «silence» peut-il ainsi être justifié ? Certainement pas. Plutôt que d'attaquer le régime nazi, Pie XII devait publiquement demander à ses fidèles de porter assistance, de «tendre la main» à tous ceux qui sont matyrisés (8). Il évitait ainsi une attaque frontale contre Hitler et lançait un appel utile. Pour les Juifs, cet appel n'aurait pleinement été entendu que si Rome avait clairement dénoncé son anti-judaïsme dont des siècles de militantisme du clergé ont imprégné les fidèles.
Non seulement les papes n'ont pas condamné l'anti-judaïsme, mais ils ont continué à l'enseigner. Mit Brennender Sorge, en 1937, dénonce le racisme hitlérien mais reprend le thème favori de l'anti-judaïsme: «l'infidélité du peuple choisi... s'égarant sans cesse loin de son Dieu... qui devait crucifier le Christ» (9). Encore en 1939, l'encyclique Humani Generis Unitas, préparée par un groupe de Jésuites pour Pie XI reflète la position immuable qui règne toujours dans l'Eglise catholique romaine.
Les Juifs «ont eux-mêmes appelé sur leurs têtes la malédiction divine» qui condamne les Juifs «à errer perpétuellement à la surface de la terre.» Le texte de l'encyclique va plus loin en précisant que l'Eglise «ne doit pas être aveugle devant ce danger spirituel auquel les esprits sont exposés au contact des Juifs et qu'il est nécessaire de rester attentif et de protéger les enfants contre une contagion spirituelle» (10). L'anti-judaïsme théologique reste ainsi un antisémitisme patent sans composante raciale. Comment, dans ces conditions, demander au clergé et aux fidèles de se porter au secours des Juifs ?
Le sauvetage de Juifs après l'occupation de Rome par les Allemands en septembre 1943 doit être mis au crédit du Vatican. Ils sont 9000. Une rafle allemande en arrête 1007 qui sont déportés vers la mort. L'opération est un échec, car la plupart des Juifs, conscients qu'ils allaient être arrêtés, ont abandonné leur domicile. Ils savent que quelques jours plus tôt la Gestapo a saisi la liste de leurs noms et adresses, que leurs dirigeants se cachent. On reproche à Pie XII de ne pas avoir protesté publiquement. Il savait que des centaines de Juifs et des milliers d'autres, résistants, opposants politiques, déserteurs... se cachaient dans des édifices religieux de Rome, certains au Vatican même (11). Il est conscient que les Allemands s'en doutent. Albrecht von Kessel, un collaborateur de l'ambassade d'Allemagne à Rome, précise: «Une protestation incendiaire du Pape, non seulement n'aurait eu aucun succès pour arrêter la machine de destruction, mais elle aurait causé de très grands dommages supplémentaires aux milliers de Juifs cachés dans les institutions religieuses romaines» (12). Ici, son «silence» semble justifié.
Il en va tout autrement pour le «génocide» qui eut lieu en Croatie en 1941. Après les massacres par gaz et par balle des Allemands, succède le massacre par arme blanche de centaines de milliers d'orthodoxes (13). Il est perpétré par Ante Pavelic et son mouvement ultra nationaliste Oustacha qui viennent de prendre le pouvoir en Croatie. Pavelic veut par «purification ethnique» créer un Etat purement catholique. Pavelic possède sa propre chapelle et reçoit régulièrement l'absolution d'un prêtre (14).
Pie XII est tenu au courant de ces crimes par la hiérarchie catholique croate et par un représentant qu'il envoie dans ce but. Il va même, en mai 1941, recevoir le dictateur au Vatican, comme «fils de l'Eglise» (15). Son silence donne une dimension accablante aux reproches qui lui ont été faits. Alors qu'il disposait de moyens pour sanctionner et peut-être même arrêter sans rétorsions possibles un «criminel catholique», il est resté silencieux.
Que Pie XII ait renoncé à dénoncer le génocide des Juifs publiquement peut à la rigueur se comprendre. Ainsi que l'écrit en octobre 1942 Richard Lichtheim, représentant de l'agence juive à Genève: «Dans le cas de Hitler, rien de ce que nous pouvons ou d'autres pourront faire ou dire, ne l'arrêtera.» (16)
Plutôt qu'une déclaration «pour l'honneur», Pie XII devait condamner les crimes commis par ses propres fidèles et appeler publiquement les catholiques à se mobiliser au secours de toutes victimes des nazis, juives ou pas, tout en renonçant officiellement à l'anti-judaïsme. Ce témoignage fort de «charité chrétienne» n'a pas eu lieu. Pour l'opinion publique, cet aspect négatif de la conduite du pape aurait dû être pris en compte dans le procès en béatification de Pie XII comme le sont ses vertus et sa piété. Ces deux aspects sont indiscutablement liés aujourd'hui et c'est aujourd'hui que le problème de reconnaissance des mérites de Pie XII se pose.
(1) Dujardin Jean, L’Eglise catholique et le peuple juif, Paris, Calmann-Lévy, 2009, p. 182.
(2) Rémond, in Furet, L’Allemagne nazie et le génocide juif, Paris, Gallimard, Le Seuil, 1985, p. 402. Historien catholique. Rappelons ici qu’il a fallu attendre le 10 décembre 1948 pour que les Nations Unies s’accordent sur la Déclaration universelle des Droits de l’homme.
(3) Graham Robert & Lichten Joseph , Pius Twelfth & the Holocaust: A Reader, Milwaukee, Wisconsin, Catholic League for Religious and Civil Rights, 1988, p. 108 «...des centaines de milliers de personnes, sans qu’elles aient commis la moindre faute, et uniquement du simple fait de leur nationalité et de leur origine, ont été condamnées à mort ou à l’anéantissement progressif. (...) C’est pour nous une consolation de savoir que par l’assistance morale et spirituelle de nos représentants, nous avons été à même de réconforter un grand nombre de ces réfugiés, de ces sans-abri et de ces émigrants, y compris les non-aryens.»
(4) Chelini Jean, L’Eglise sous Pie XII. La Tourmente. 1939-1945, Fayard, Paris, 1983 p. 130. Sur 35 millions, 65% sont des catholiques romains, 22% des catholiques de rite grec, 10% des juifs et 3% des protestants.
(5) Blet Pierre, Pie XII et la Seconde Guerre Mondiale, Paris, Perrin, 1997, p. 85. Quatre évêques et 2350 prêtres sont exécutés; 5500 prêtres et religieux sont internés dans des camps de concentration.
(6) L’idéologie nazie considère les Slaves comme une race inférieure bien qu’aryenne. Voir Gutman Yisrael et Krakowski Shmul, Unequal Victims: Poles and Jews During World War II, Holocaust Library, New York, 1986, p. 29.
(7) Lacroix-Riz Annie, Le Vatican, l’Europe et le Reich de la Première Guerre mondiale à la Guerre froide, Paris, Armand Colin 1996, p.283.
(8) Il aurait ainsi multiplié le nombre de courageux catholiques qui se portèrent au secours des Juifs en particulier.
(9) Passelecq Georges et Suchecky Bernard, L’Encyclique Cachée de Pie XI: L’Occasion Manquée de l’Eglise Face à l’Antisémitisme, Paris, La Découverte, 1995 p. 153. Mit Brennender Sorge, p. 18 et 19.,
(10) Kertzer David I. Unholy War. The Vatican’s Role in the Rise of Modern Anti-Semitism, Londres. Macmillan, 2001, p.281.
(11) Gilbert Martin, Never Again, A History of the Holocaust, Londres, HarperCollins, 2001, p. 106. 4238 juifs vont se réfugier dans les nombreux monastères, couvents, maisons religieuses de Rome, dont 477 au Vatican même.
(12) Von Kessel Albrecht, Der Papst und die Juden, in F. Raddatz, ed. Summa iniuri... Hambourg 1963, p. 169. Zuccotti Susan,Under His Very Windows: The Vatican and the Holocaust in Italy. New Haven, Yale University Press, 2000. p. 181. Zuccotti Susan, The Italians and the Holocaust: Persecution, rescue and survival, New York, Basic Books, 1987, p. 115. L’historienne note qu’avant les arrestations du 16 octobre, peu de Juifs romains se réfugièrent dans les maisons religieuses de Rome, mais que la situation fut différente pour les mille à deux mille Juifs étrangers réfugiés qui s’y sont rendus en masse avant la rafle.
(13) Falconi Carlo, Les silences de Pie XII, Editions du Rocher, Paris, 1965, p. 275, Falconi estime le nombre de morts pendant cette période à 350 000 auxquels s’ajoutent 25 000 Juifs. Chelini, Jean, L’Eglise sous Pie XII. La Tourmente. 1939-1945, Fayard, Paris, 1983, Chelini estime le chiffre à 300 000. 2 000 000 de Serbes orthodoxes vivaient en Croatie.
(14) FABRE Henri, L'Eglise catholique face au fascisme et au nazisme, Bruxelles, Editions espaces de liberté, 1994, p.303.
(15) Blet, op. cit. p. 126.
(16) Gilbert Martin, Auschwitz and Allies: The Politics of Rescue, New York, Henry Holtand Company 1981, p. 82.
Marc-André Charguéraud est historien et politologue. Cet article est tiré de son livre Les Papes, Hitler et la Shoah, Labor et Fides, Genève. D'autres articles de la même série se trouvent sur son blog, La Shoah revisitée.
Source: Marc-André Charguéraud, Le Courrier - mardi 23 février 2010