La bourse ou la vie
10/05/2010 - Hélène Jaffiol - source jpost
"Je ne peux pas toujours passer derrière toi. Il faut que tu fasses plus attention à ton argent." Dans son luxueux bureau de Naplouse, Ahmad Aweidah a toujours l'oreille pendue au téléphone. Ses appels ne se comptent plus : collaborateurs, chefs d'entreprises, financiers et... une sœur qui a du mal à gérer ses économies. Elle ne pouvait pas mieux tomber : pour son frère, la gestion de l'argent est une vocation.
Ahmad Aweidah est le PDG de la Bourse palestinienne. Son siège : Naplouse, cette ville nichée dans les montagnes, longtemps surnommée "l'usine à terroristes". La Bourse a son indice, l'Al-Qods (Jérusalem), comme Paris a son CAC 40 ou New York son Nasdaq. Avec un volume d'échanges journaliers qui varie de 2 à 5 millions de dollars, la place reste encore modeste : c'est 20 fois moins que Tel-Aviv. Mais la nouvelle peut en surprendre plus d'un. Pourtant, située au cœur d'un territoire placé 24 h sur 24 sous le feu des projecteurs, la Bourse palestinienne ne tient pas à faire de vagues : "On ne fait pas de politique. On pourrait être sur la lune. Pour nous, c'est pareil", pointe Aweidah.
"Investisseurs, préparez-vous"
Une politique qui semble lui réussir puisque son "bébé" boursier a su résister à bien des séismes depuis sa création en 1996, dans la vague des accords d'Oslo. Dernière secousse en date : la crise financière mondiale. La Bourse palestinienne n'y a pas échappé. Le volume des échanges a chuté de 58 % durant l'"annus horribilis" de 2009. Mais Ahmad Aweidah se console en regardant sur son écran plat les résultats des autres places arabes. Ils ne sont guère brillants. Malgré leurs pétrodollars, nombreux sont les marchés boursiers à avoir frôlé la banqueroute. La Bourse du Bahreïn a chuté de 76 %, celle d'Abou Dhabi de 69 %. Alors finalement, la Bourse palestinienne, avec ses
39 entreprises cotées, ne s'en sort pas si mal.
D'autant plus que l'année 2010 s'annonce plus florissante. Pour l'heure, les bénéfices des sociétés palestiniennes ont augmenté de
12 %. Et une seconde bonne nouvelle vient dans la foulée, qui porte le nom barbare de PER (price earning ratio). Cet acronyme indique que les entreprises palestiniennes sont sous-évaluées. En d'autres termes, leur cote boursière est susceptible de grimper rapidement. "Investisseurs, préparez-vous", avertit dans un sourire Ahmad Al-Assa, le directeur de la société de courtage Watanieh Securities Exchange à Ramallah.
Investir, oui, mais où ? Deux entreprises ont littéralement avalé la place de Naplouse : le leader des infrastructures Padico et le géant local des télécommunications Paltel. Deux sociétés contrôlées par le "Rothschild" palestinien, Mounib al-Masri. Les grands esprits se rencontrent puisque les bureaux d'Ahmad Aweidah offrent une vue imprenable sur la villa du milliardaire, installée sur les hauteurs de Naplouse. Paltel/Padico : deux mots magiques qui pèsent près de 50 000 salariés et accompagnent la Bourse palestinienne depuis ses premières heures.
Mounib al Masri devant sa villa de Naplouse
Le Far-West du mobile
Suite aux accords d'Oslo, Israël a concédé à Ramallah l'exploitation totale de son système de télécommunications. Une manne d'or pour Paltel, qui a bénéficié d'un monopole jusqu'en 2001. En décembre 2009, l'opérateur téléphonique comptait 1,8 million d'utilisateurs de téléphones mobiles. Son poids dans la Bourse palestinienne est tel que les cours ont trébuché en 2009 lors de son OPA (Offre publique d'achat) manquée. Un échec qui a eu presque autant d'influence que la crise financière elle-même. Il faut dire que la téléphonie occupe une place de choix dans les territoires palestiniens. De Ramallah à Naplouse, le vendeur de mobiles a presque pris la place du marchand de falafels. Près de 70 % des Palestiniens possèdent un téléphone portable. Il y a quelques années, ils étaient à peine 40 %.
Jenin : le marché florissant du téléphone mobile
Un Far-West convoité avec appétit par les investisseurs, surtout que chez les voisins arabes, le terrain est déjà saturé. L'année dernière, Ramallah a vu l'arrivée d'un petit nouveau dans l'arène du mobile : Wataniya, qui devrait rapidement faire son entrée en Bourse.
Le secteur est, en effet, alléchant. Comparés à leurs voisins, les territoires palestiniens sont en tête des investissements dans les technologies de l'information, soit 4,04 % de son PIB.
Mais les banques palestiniennes restent les vraies gagnantes de la crise. A Ramallah, on en voit à chaque carrefour : Palestine Commercial Bank, Palestine Islamic Bank... Les établissements financiers ont échappé au marasme de la crise mondiale car contrairement à leurs voisins, ils ont eu la bonne idée de ne pas investir dans l'économie du Golfe. Au Koweït par exemple, la Gulf Bank mort la poussière. A Ramallah, la stabilité des banques a permis à l'indice Al-Qods de limiter la casse et a aiguisé l'appétit des investisseurs potentiels, en particulier étrangers. Les convaincre, telle est la première mission du grand manitou de la Bourse Ahmad Aweidah. Il y a quelques semaines, il était l'invité d'un cabinet d'avocats d'affaires à Tel-Aviv. Et le 15 mars dernier, il s'est envolé vers Londres entouré de la fine fleur des milieux d'affaires palestiniens.
Les "Juifs" du Moyen-Orient
A 32 ans, Ahmad Aweidah en est le digne représentant. Né dans une famille très aisée de Jérusalem, il achève ses études dans la prestigieuse université écossaise de Saint-Andrews, la même que le prince William.
Ahmad Aweidah
Polyglotte, il fait ses premières armes dans des établissements financiers de Londres avant de rejoindre la Société générale à Paris. Aujourd'hui capitaine de la Bourse de Naplouse, il veut convaincre la puissante diaspora palestinienne d'embarquer : "Nous avons beaucoup de problèmes, mais la pauvreté n'en fait pas partie. Les économies du Golfe sont contrôlées par des Palestiniens. Les cadres-sup de Jordanie viennent tous d'ici. On estime les avoirs de la diaspora à 70 milliards de dollars. Vous imaginez si cette fortune était investie dans notre Bourse", explique Aweidah. Le visionnaire compte davantage sur ces "Juifs du Moyen-Orient" que sur les chefs d'entreprise bien terre-à-terre de Ramallah, Djénine et Naplouse.
Mais seulement 39 entreprises cotées après 13 ans d'existence (contre 771 sociétés à Tel-Aviv) restent toutefois un chiffre décevant pour la Bourse de Naplouse. Pourtant, les success-stories ne manquent pas : Coca-Cola Palestine, Danone Palestine... Des mastodontes de l'économie qui continuent à bouder la Bourse de Naplouse : "Entrer sur les marchés, c'est ouvrir son capital et ses résultats financiers. Les entreprises familiales ne veulent pas que des étrangers fourrent leur nez dans leurs comptes."
Gaza boursicote en tête
Distiller la culture de la Bourse dans un terrain resté très traditionnel relève du parcours du combattant. Les mêmes difficultés se répètent lorsqu'il s'agit de convaincre les petits portefeuilles palestiniens d'investir leurs économies dans la lourde machine boursière : ces ingénieurs, techniciens, mais aussi épiciers ou marchands de falafels... Depuis 1997, 80 000 petits porteurs ont investi entre 1 000 et 3 000 dollars. Aujourd'hui, la moitié seulement de ces comptes sont actifs. Les autres font plus l'effet d'un poids mort. Il est loin le temps où les femmes des villages palestiniens vendaient leurs bijoux dans les souks pour pouvoir investir en Bourse. C'était durant l'incroyable bulle spéculative de 2005 où les cours s'envolaient à plus 300 % : "Elles vendaient leurs bijoux 10 dollars. Elles récupéraient 3 000 dollars le lendemain", explique le courtier Ahmad Al-Assa, de Watanieh Securities Exchange.
Cette embellie ne pouvait pas durer. La bulle a éclaté un an plus tard et le coup de force du Hamas dans la bande de Gaza n'a rien arrangé : "Les petits boursicoteurs n'ont rien vu venir. Certains ont perdu jusqu'à 90 % de leurs économies. Ils sont encore sous le choc aujourd'hui." Au-delà des aléas du temps, la cote d'amour de la Bourse palestinienne varie en fonction des villes : Ramallah, Naplouse et une autre localité à laquelle on penserait moins, Gaza-ville, sont les zones où la culture de "l'effet de levier" est la plus répandue. En revanche, Hébron, Bethléem, Djénine préfèrent le business réel aux manipulations virtuelles. Les billets, eux, ne mentent jamais.