La Syrie dans l’équation géopolitique régionale
Par Jean-Sylvestre MONGRENIER, Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).
Située sur l’isthme qui conduit de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique, la Syrie est un pivot géopolitique régional à l’intersection de complexes jeux de pouvoir. Malgré la répression ordonnée par Bachar Al-Assad, l’insurrection en cours menace la stabilité de cet État composite. La possible chute du pouvoir baathiste a déjà un impact sur la stratégie de l’Iran comme sur les ambitions de la Turquie, ces deux puissances non-arabes en situation de rivalité objective. Les Occidentaux ne sauraient se détourner de cette question hautement géopolitique.
Par Jean-Sylvestre MONGRENIER, Chercheur associé à l’Institut Thomas More, Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII Vincennes-Saint-Denis).
Malgré la répression, Bachar Al-Assad et le régime baathiste ne sont pas encore parvenus à endiguer l’insurrection qui gagne les différentes villes de Syrie. L’enchaînement des causes et des effets pourrait remettre en cause les équilibres géopolitiques régionaux, avec des contrecoups dans l’ensemble du Moyen-Orient. La Turquie et l’Iran sont engagés au premier chef dans cette recomposition. Si les puissances occidentales ne sont pas en mesure d’intervenir de manière active dans la situation intérieure syrienne, il leur faut cependant anticiper la transformation des rapports de force régionaux. L’art de la prudence est une prévoyance avisée ; il ne consiste pas à se voiler la face ou à s’enfermer dans des apories.
Insurrection et chantage au chaos
Voici plus de trois mois que la dynamique des révoltes arabes s’est étendue à la Syrie où les pratiques et le principe même du régime baathiste sont contestés dans la rue. Située dans le sud du pays, à proximité de la frontière avec la Jordanie, la ville de Deraa est l’épicentre originel de la contestation et la première victime d’une répression menée au nom de la lutte contre le complot de l’étranger. On se souvient du discours prononcé par Bachar Al-Assad, galvanisé par les députés de son parti qui lui promettaient de verser leur sang pour lui (30 mars 2011). La contestation a vite gagné d’autres centres urbains, à Lattaquié, Homs, Alep. Un temps à l’écart des émotions populaires, Damas est atteinte par le phénomène depuis le mois de juin. Chaque vendredi, au sortir de la mosquée, ce sont des centaines de milliers de manifestants qui défilent au péril de leur vie. Le régime réplique à l’arme lourde et le bilan approche les 1 500 tués, chiffre auquel il faut ajouter des milliers de blessés. Quelque 12 000 Syriens ont fui le Nord-Ouest du pays pour la province turque d’Hatay où il a fallu improviser des camps de réfugiés (1). Par voie de conséquences, les relations entre Recep T. Erdogan, le premier ministre turc, et Bachar Al-Assad, son ancien « ami », se dégradent très vite. Il faudra revenir sur cette dyade géopolitique Turquie-Syrie.
Les prétendues ouvertures du pouvoir n’ont pu apaiser la situation politique intérieure mais Bachar Al-Assad pratique le chantage au chaos régional pour dissuader la « communauté internationale », très divisée nonobstant la pression diplomatique des puissances occidentales, d’intervenir de manière active dans cette insurrection (2). De fait, la Syrie se trouve à la croisée des équilibres géopolitiques régionaux. Alliée à Téhéran qui a dépêché des hommes de la force Al-Qods pour aider à la répression, elle est le point d’entrée de l’Iran dans le monde arabe. Par la Syrie transitent les armes iraniennes à destination du Hezbollah, ou encore du Hamas, dont l’hostilité à l’existence même d’Israël est connue. Vis-à-vis de l’État hébreu, Damas affiche toujours une intransigeance qui va bien au-delà de l’enjeu territorial représenté par le plateau du Golan, passé sous contrôle israélien lors de la guerre des Six Jours (1967). Le fragile équilibre entre les deux États et la crainte à Jérusalem de voir à Damas s’installer un pouvoir islamiste ne sauraient occulter cette réalité (les dirigeants israéliens se placent déjà dans l’optique d’un effondrement du régime). Enfin, le pouvoir syrien compte des relais actifs au Liban dont le Hezbollah, chapeauté par Damas et Téhéran. Il pourrait aussi jouer de son pouvoir de nuisance sur le théâtre irakien alors que l’armée américaine poursuit son retrait. Ce n’est donc pas seulement le sort d’un régime-bunker oppressif qui est en jeu.
Le triangle Damas-Téhéran-Ankara
Il faut notamment insister sur l’importance du territoire syrien dans le dispositif du Hezbollah, cette organisation militaro-partisane chiite alliée à Damas et Téhéran qui pèse sur les destinées du Liban (il contrôle le nouveau gouvernement libanais). Les lignes logistiques reliant le Hezbollah à l’Iran traversent la Syrie qui abrite plates-formes et dépôts d’armements. Missiles, roquettes, terroristes partant s’entraîner dans les camps des Gardiens de la Révolution (l’épine dorsale du régime islamique chiite iranien) et cadres fournis au Hezbollah par la force Al-Qods, le bras armé de Téhéran au plan extérieur, transitent par la Syrie. L’unité 108 du Hezbollah a un bureau à Damas ainsi que divers sites dans la capitale et sa périphérie (aéroport d’Adra et ville de Douma). Les villes syriennes d’Alep, de Homs et Tartous abritent d’autres dépôts et relais. Le matériel de guerre arrive ensuite dans la plaine de la Bekaa, hors de portée de la force de l’ONU (la FINUL) déployée sur la frontière avec Israël, et dans le Sud-Liban où le Hezbollah, malgré la présence des « casques bleus », a renforcé son appareil militaire (3).
Toutefois, le Hezbollah anticipe la possible chute de Bachar Al-Assad et il cherche désormais à récupérer les armements stockés en Syrie ; une opération délicate exposée aux vues et aux coups de l’ennemi (rappelons le raid israélien sur le site nucléaire d’Al-Kira, le 6 septembre 2007). L’effondrement du régime baathiste désorganiserait le dispositif du Hezbollah et les ambitions iraniennes, entre golfe Arabo-Persique et Méditerranée orientale, seraient contrariées. Aussi le régime iranien apporte-t-il au pouvoir baathiste ses compétences en matière de répression (4).
La situation et ses développements pourraient aussi remettre en cause les nouvelles relations turco-syriennes, historiquement antagoniques. Le différend territorial sur le sandjak d’Alexandrette n’est pas le seul litige entre les deux pays. Le conflit porte aussi sur l’usage des eaux de l’Euphrate suite à la construction en Turquie d’un complexe de barrages dans les régions kurdes orientales (Projet d’Anatolie du Sud-Est) avec un impact sur le débit du fleuve (5). S’ajoutent enfin le soutien passé de Damas au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan) et à son chef, Abdullah Öcalan. En 1998, la Turquie et la Syrie étaient au bord de la guerre. Damas retire alors son soutien en 1999 et les deux pays amorcent un rapprochement amplifié par l’arrivée au pouvoir de l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), plus tourné vers l’Orient musulman. Signé en 2007, un accord de libre-échange stimule les échanges. En 2010, le Liban ainsi que la Jordanie sont associés à cet accord et l’on évoque la proche intégration de l’Iran dans la zone (6). En 2009, un Conseil de coopération stratégique Turquie-Syrie est mis en place et des exercices conjoints sont organisés alors que les relations d’Ankara avec Israël se dégradent.
L’insurrection en Syrie et l’afflux des réfugiés en Turquie ont inversé cette logique. Après bien des tergiversations, Erdogan a fini par dénoncer les « atrocités » du pouvoir en Syrie (dixit) et la Turquie accueille l’opposition syrienne en exil ; Damas dénonce un complot turc en liaison avec l’OTAN. Sur la frontière, les troupes turques sont en état d’alerte. Ainsi le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, redécouvre-t-il les dangers de l’Orient complexe et belligène avec lequel Mustafa Kemal voulait précisément rompre (7).
La grande prudence des Occidentaux
Au regard des enjeux régionaux et compte tenu des engagements militaires sur d’autres fronts, la prudence des puissances occidentales est compréhensible et elle ne relève pas d’un « deux poids, deux mesures ».
Au plan moral, les points de référence des Occidentaux sont bien les mêmes qu’en Libye mais la décision politique n’est pas réductible à un simple raisonnement logique. Il faut aussi prendre en compte le contexte, régional et international, les moyens d’action et les perspectives de succès. Les États-Unis et l’Union européenne ont mis en œuvre des sanctions contre le pouvoir syrien mais Moscou et Pékin s’opposent à l’adoption d’une résolution des Nations unies qui condamnerait Bachar Al-Assad et son régime. La Russie est plus particulièrement engagée auprès du pouvoir baathiste et considère la Syrie comme une porte d’entrée au Moyen-Orient, en sus de l’Iran avec lequel les relations demeurent étroites malgré le vote de sanctions internationales à l’ONU l’an passé (la résolution 1929 du 9 juin 2010). Le précédent libyen et l’interprétation faite à Paris, Londres et Washington de la résolution 1973, votée le 17 mars 2011 (Moscou et Pékin n’ayant pas apposé leur veto), expliquent aussi le raidissement de l’exécutif russe que l’on voudrait présenter, dans l’establishment français du moins, comme compréhensif et bienveillant. En visite à Moscou le 1er juillet 2011, Alain Juppé a pu ainsi constater les limites du « partenariat » ostensiblement invoqué pour justifier la vente d’équipements militaires français à la Russie (8).
Assurément, le contexte géopolitique ne se prête guère à une action de force occidentale alors même que les opérations en Libye n’ont pas encore atteint leur objectif naturel (à défaut d’être partagé et assumé par tous les Alliés), à savoir l’éviction de Kadhafi et le changement de régime. Et ce alors que les États-Unis et leurs alliés transfèrent les pouvoirs vers les autorités afghanes et irakiennes, avec en perspective d’importantes échéances électorales (élections présidentielles en France et aux États-Unis en 2012).
Cela dit, le contexte et l’absence d’un cadre « action-espace-temps » n’expliquent pas tout ; après des années d’engagements militaires divers pour des résultats encore incertains, une « grande fatigue » se fait ressentir. Jouent aussi en profondeur le nihilisme et la déconstruction des normes morales (voire anthropologiques), les débats sur le bien-fondé des interventions extérieures oscillant entre moralisme désincarné et cynisme au petit pied. Le moralisme consiste à afficher des fins illimitées quand l’action humaine est conditionnée et repose sur des moyens d’action limités. Il fait fi des servitudes d’une situation concrète, appelant en retour une forme de cynisme absentéiste. Souvent masqué par les tartufferies ordinaires (ne pas hiérarchiser les malheurs du monde), la dénonciation usée des « dogmes » ou encore du « manichéisme » (la théologie et l’histoire religieuse ne sont pas leur fort), ce petit cynisme est aussi affiché sans vergogne par de tristes cabotins tentés par un « come-back » sur la scène nationale et internationale. Pour dire les choses autrement, les puissances occidentales devraient s’enfermer dans le « tout ou rien », au nom du purisme et d’une logique du tiers exclu (9). Bien au contraire, il faut restaurer l’art de la manœuvre et travailler à la constitution d’un front diplomatique qui ouvre le champ du possible, sans céder à l’hubris qu’il soit rhétorique ou autre.
Politique et morale
Pourtant, c’est un mouvement de fond qui se déploie en Syrie comme dans d’autres États arabes ; les puissances occidentales ne sauraient s’abstraire d’une région névralgique comparable à un « nœud gordien » mondial. Le maintien du statu quo peut bien sembler préférable à certains, celui-ci n’existe plus. Il faut donc envisager avec lucidité les possibles bouleversements syriens, leurs contrecoups et répercussions dans le voisinage géographique comme dans l’ensemble Méditerranée-Grand Moyen-Orient. De fait, la Fitna, la division interne et la sécession politique ajoutent leurs maux à ceux provoqués par le Djihad et le terrorisme.
La situation en Syrie et ses prolongements, plus largement les révoltes
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