Par Occam
Un entretien intéressant
- Entretien avec l'universitaire Cengiz Aktar
Spécialiste des questions européennes- universitaire turc
Les propos du ministre turc des affaires étrangères Ahmet Davutoglu menaçant à nouveau «d’une rupture des relations diplomatiques» avec Israël si l’Etat hébreu ne s’excuse pas pour le raid de ses forces contre une flottille humanitaire le 31 Mai, ont relancé les interrogations sur la nouvelle politique étrangère d’Ankara.
Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, le leader de l’AKP, parti issu du mouvement islamiste, a-t-il changé les priorités de la politique extérieure de ce pays pilier du flanc sud-est de l’Otan, qui a commencé les négociations pour son intégration à l’Union Européenne en octobre 2005?
La diplomatie d’Ahmet Davutoglu inquiète Washington comme les capitales européennes mais suscite aussi toujours plus de polémiques au sein même du pays. Spécialiste des questions européennes, l’universitaire turc
- "La Turquie pouvait être porteuse de la force tranquille de l’Europe dans la région et y exporter la diplomatie de dialogue [...]. Tout cela a été carbonisé en quelques mois" ; "en réalité la Turquie manque de mémoire et de connaissance sur le Moyen-Orient".
"- Les propos d’Ahmet Davutoglu [menaçant Israël «d’une rupture des relations diplomatiques»] vous ont-ils surpris?
- Ils sont dans la logique de ce que cet ancien professeur de relations internationales et conseiller de Recep Tayyip Erdogan dit et fait depuis son entrée en fonction. Et surtout depuis l’intervention des commandos de marine israéliens sur le Mavi Marmara qui a fait huit morts turcs et un turco-américain. Mais je crois que ces excès de langage qui sont aussi ceux du Premier ministre relèvent plus de l’improvisation, de la maladresse, de l’«ubris» (l’ivresse) d’une popularité croissante dans le monde arabo-musulman que d’une poussée de fièvre idéologique.
- Pourquoi cette politique suscite-t-elle des doute en Turquie, notamment parmi les diplomates et même dans certaines franges du parti au pouvoir?
- La grande idée de la politique étrangères lancée par Ahmet Davutoglu est celle du «zéro problème» avec les voisins et il est évident qu’il y a pour la Turquie un énorme rôle à jouer dans la région. Mais pour pouvoir le faire et pour être un médiateur crédible dans une région aussi explosive, il faut être équidistant entre toutes les parties en présence. Y compris, donc, Israël. Et la Turquie est aujourd’hui perçue souvent comme alignée sur le Hamas et l’Iran. Elle ne peut pas être influente sur la scène internationale et régionale en antagonisant les liens euro-atlantiques qui ont été les piliers de son action diplomatique depuis 1945. La nouvelle politique orientale menée par Ankara ne peut remplacer sa politique traditionnelle tournée vers l’occident. Et d’ailleurs je ne crois pas que ce gouvernement le veuille. Mais ses maladresses aboutissent à ce résultat. La Turquie pouvait être porteuse de la force tranquille de l’Europe dans la région et y exporter la diplomatie de dialogue que l’Union n’arrive pas à mener faute de vision. Tout cela a été carbonisé en quelques mois.
- Vous êtes très dur sur le bilan de la politique étrangère du gouvernement Erdogan. Pourquoi?
- Il faut regarder les faits et pas s’en tenir seulement aux déclarations d’intention. Les deux seuls résultats concrets obtenus ces deux dernières années dans la zone ont été l’élection du nouveau Premier ministre libanais, où Ankara a agi de concert avec Damas et Paris, et le rôle joué par la Turquie en Irak vis-à-vis des tribus arabes sunnites pour les amener à rejeter Al-Qaeda. Pour le reste, il n’y a que des mots. Le processus de normalisation diplomatique avec l’Arménie lancé il y a bientôt un an, avec la signature des protocoles à Zurich, est aujourd’hui gelé. Le processus d’adhésion à l’Union Européenne est encalaminé à cause de l’attitude de nombreuses capitales européennes, mais la véhémence turque sur Gaza ou l’Iran ne fait qu’accroître la méfiance.
Les relations avec Washington ont rarement été aussi mauvaises surtout après le «non» turc au Conseil de sécurité sur les sanctions à l’Iran pour son programme nucléaire alors même que Barack Obama s’était entretenu directement avec Recep Tayyip Erdogan. On peut certes comprendre pourquoi la Turquie y était hostile, notamment en raison des liens économiques et commerciaux avec ce pays. Mais ils ont été très maladroits et leur contre-proposition de compromis avec Téhéran négociée en commun avec le Brésil n’en était pas une. Tout cela n’est pas très étonnant car en réalité la Turquie manque de mémoire et de connaissance sur le Moyen-Orient. Et aujourd’hui la relance du conflit kurde et les menaces des rebelles compliquent encore la donne pour Ankara. Un pays qui se trouve face à un problème domestique aussi sérieux peut-il vraiment faire la leçon à ses voisins et représenter un facteur de stabilité dans son étranger proche? Je crains que pour résoudre ce conflit la Turquie n’ait elle-même besoin d’une médiation internationale."
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