Le dilemme de la modernité.
La Wissenschaft des Judentums entre fidélité et rupture.
Par Sacha BERGHEIM
pour http://aschkel.over-blog.com et
La Wissenschaft des Judentums, ou Science du Judaïsme, est un mouvement culturel qui émerge en Allemagne autour des années 1820 avec le projet de sauver l'essence du judaïsme par une étude scientifique de son histoire.
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Quelle est l'origine de ce mouvement novateur qui initie les études juives modernes ?
Zacharias Frankel (1854 Direktor des "Jüdisch-Theologischen Seminars" in Breslau
La Science du Judaïsme est l'héritière de la Haskalah, plus généralement connue comme Lumières juives, dont l'émergence coïncide avec la fin du sabbataïsme.
Plus précisément, c'est dans le contexte de luttes internes aux communautés ashkénazes du monde germanique (contre les crypto-sabbataïstes) et de houleux débats autour de l'enseignement juif (fallait-il l'ouvrir aux sciences profanes ?) que la Haskalah va rechercher, sous l'instigation notamment de Moshé Mendelssohn, une formulation philosophique de la religion juive.
Dans Jerusalem, ou sur le pouvoir religieux et le judaïsme, Mendelssohn s'interroge sur le sens de la modernité juive et, après une défense vigoureuse de la religion juive, suggère l'abandon de règles comme le 'herem, au profit d'une meilleure compréhension de la religion elle-même comme « religion naturelle et Loi révélée ».
La recherche du judaïsme dans son essence n'est pas l'apanage de Mendelssohn, auteur, parmi de nombreux essais, d'une traduction du Tana'hen allemand (imprimé en caractères hébraïques) et d'un Bi'ur renommé.
La forme d'exégèse spirituelle que Maïmonide avait déployée dans la confrontation érudite et profonde des sources juives (Bible, Talmud, Midrash), l'avait conduit à une critique des traditions imagées au profit d'un retour vers le coeur du judaïsme, incarné par exemple par les articles de foi ou par ses travaux de compilateur.
Cette tendance rationaliste sera reprise par ses successeurs, comme Moshé de Narbonne ou Eliahu Delmedigo dans Behinat haDat, va servir de modèle et d'objet d'étude aux intellectuels juifs de la Science du Judaïsme.
Les successeurs de la première Haskalah berlinoise, qui s'achève dans le premier quart du 19ème siècle, font face à l'éclatement du cadre de la vie juive et à la substitution de la sujétion collective aux princes (les communautés étaient « protégées » par les autorités) par un devoir de loyauté individuelle à l'Etat (en France) ou à la confession dominante (luthérienne, réformée ou catholique) en Allemagne.
De surcroît, la population juive des pays germaniques est confrontée à partir de 1815 à l'affirmation publique d'un nationalisme allemand profondément xénophobe, comme en témoigne la Wartburgfest de 1815. La même année, Friedrich Fries publie un essai violemment hostile à toute amélioration de la vie des Juifs : Sur la revendication des Juifs à la citoyenneté allemande.
Issus de milieux le plus souvent pauvres, et ayant suivi des cours dans les universités allemandes, les intellectuels juifs répondent à ce contexte hostile et au dilemme de l'émancipation par la fondation d'un Cercle Scientifique (Wissenschaftszirkel) dont les conférences se tiendront entre novembre 1816 et juillet 1817.
Le Culturverein, institution centrale de la Wissenschaft des Judentums.
Le 7 novembre 1817, sept jeunes intellectuels juifs se retrouvent à Berlin en vue de fonder une Association culturelle, (Verein für Cultur und Wissenschaft des Judenthums) sur le modèle de celles que prônait Fichte en vue de restaurer le tissu national allemand.
Le Culturverein se donne pour but d'assurer la survie du judaïsme hors d'un cadre traditionnel de transmission, qui était selon leur analyse voué à la disparition. Pour cela, il s'agissait de favoriser l'accès à l'instruction des Juifs, en établissant un Institut scientifique qui, une fois actif, envisagerait la création d'écoles juives ouvertes sur le monde profane et conscientes de leurs racines.
Il s'agissait aussi pour eux de lutter contre la marginalisation sociale des minorités juives disséminées en Allemagne, ce qui en faisait des victimes faciles lors des émeutes et des pogroms (dont les émeutes dites Hep Hep de 1819).
Immanuel Wohlwill annonce dans un texte progammatique de 1819 (Comment concevoir la science du judaïsme) qu'une telle Science inclut tout savoir portant sur toute la production intellectuelle juive, que ce soit dans les domaines du droit, de l'histoire, de la philosophie, de la religion.
Son projet est donc associé à une volonté de restauration de la dignité juive, dans une société environnante globalement judéophobe, et part du constat que la survie du judaïsme après les destructions des Royaumes juifs ou du Temple est dûe à l'élaboration d'un noyau centré autour d'un unviers strictement religieux. Mais, selon lui, cette tradition s'est solidifiée avec le temps, jusqu'à en perdre son essence spirituelle d'origine, au profit d'une pratique répétitive.
De nombreux partisans des Lumières juives, étaient en effet aussi hostile au Talmud, et ce préjugé était sans cesse invoqué par les intellectuels chrétiens (tel que l'abbé Grégoire) comme le début d'une acceptation des Juifs au sein de la société. En effet, l'abandon du Talmud était considéré comme la première condition d'une conversion.
Pour autant, un des premiers travaux de la Science du Judaïsme va porter sur l'histoire de la littérature rabbinique, sous la plume de Leopold Zunz qui avait étudié dans sa jeunesse en yeshiva.
C'est donc un univers culturelle et intellectuel contrasté que représente la Science du Judaïsme avec des contributions d'auteurs aussi différents que Leopold Zunz (principal artisan de la Science du Judaïsme, auteur d'études importantes sur les piyyutim ou la littérature rabbinique), Eduard Gans (hégélien, président du Culturverein, et qui en 1822 sera interdit d'enseignement avant d'être intégré à l'université allemande en 1829 une fois converti), Isaac Markus Jost (historien réformiste, rationaliste et critique systématique du Talmud), Franz Delitzsch (orientaliste chrétien protestant, éditeur du Migdal Oz de Luzzatto, et en même temps partisan zêlé des conversions), Matthias Jakob Schleiden (hébraisant chrétien, auteur d'un essai sur la contriction des auteurs juifs du Moyen-Âge à la diffusion des savoirs), Salomon Yehuda Rapoport (maskil galicien, talmudiste et lecteur de Pierre Bayle, traducteur d'Esther de Racine en hébreu, et biographe de Saadia Gaon), Na'hman Krochmal (talmudiste, historien, auteur de Moreh Nebuke ha-Zman en réponse à Maïmonide), le talmudiste et philosophe Samuel Luzzatto etc.
Heinrich Heine en fera partie en 1822, ainsi que d'anciens mendelssohniens ayant lutté en faveur de l'égalité des droits à la fin du 18ème siècle, comme Lazarus Bendavid ou David Friedländer.
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La Science du Judaïsme se veut un examen scientifique de l'héritage juif, devant faire ressortir son essence rationnelle dont la connaissance assurerait la pérénité.
Ses partisans sont animés du souci de donner au judaïsme sa place dans la culture universelle, en le rendant accessible et intelligible, mais avec des moyens profanes tels que l'exégèse ou la philologie.
Pour autant, la brève durée de l'expérience du Culturverein, dissous en 1823, aura une influence considérable sur le judaïsme allemand, sur les études juives (notamment autour de la revue mensuelle: Monatsschrift für Geschichte un Wissenschaft des Judentums éditée à partir de 1851) et sur la pédagogie des écoles juives au cours du 19ème siècle.
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