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En août dernier, la mairie de Rotterdam avait licencié Tariq Ramadan quand elle avait appris qu’il animait une émission, L’Islam et la Vie, sur la chaîne de télévision iranienne Press TV depuis avril 2008. Celle-ci l’avait engagé en janvier 2007 en qualité de conseiller en intégration et en multiculturalisme.
La décision de Rotterdam de rompre les ponts en août dernier n’est pas restée sans conséquence. Porte-parole de la mairie de la ville néerlandaise, Ineke Barendregt juge pour l’heure trop délicat de répondre aux questions du Temps sur les raisons de ce renvoi. Apparemment, un problème juridique est apparu entre Tariq Ramadan et la ville.
Dans son émission animée depuis Londres, le professeur d’islamologie, qui enseigne à l’Université d’Oxford, invite avant tout des personnalités du monde islamique et aborde les problèmes que les musulmans rencontrent en Occident.
L’une d’entre elles, diffusée en décembre, s’intitulait: «Les minarets menacent-ils la démocratie suisse ?» Dans une autre émission consacrée à la question «Que représente la Palestine pour les musulmans ?», Tariq Ramadan montre qu’il ne parle pas seulement de religion: «On ne peut pas nier [que la question de la Palestine] est un conflit politique», explique-t-il à ses auditeurs.
Or Press TV, fondée en 2007 et diffusée en anglais, est une télévision «publiquement et officiellement affiliée au guide suprême Ali Khamenei», souligne Mehdi Khalaji, expert iranien au Washington Institute for Near East Policy.
«Le financement de Press TV figure dans le budget de l’Etat iranien.» Mehdi Khalaji relève que pour le guide suprême et pour le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, la diplomatie publique «est le principal champ de bataille de l’Iran contre l’Occident. Et la multitude de radios (dans près de trente langues différentes) et les 2-3 chaînes de TV satellitaires ont pour but d’accroître la popularité de l’Iran dans le monde.» Tariq Ramadan s’est-il mis au service du guide suprême Ali Khamenei ?
Dans une lettre ouverte publiée dans le quotidien néerlandais NRC Handelsblad, il réfute toute allégeance au régime iranien: «Ma méthode, dès le début, a été d’explorer [différents] problèmes sans apporter mon soutien au régime iranien et sans me compromettre.» Simple coïncidence ? Quand Tariq Ramadan est engagé par Press TV, le rédacteur en chef du site internet de la télévision est Hassan Abdulrahman. Or ce dernier connaît bien la famille Ramadan. Il était notamment en contact avec Saïd Ramadan, père de Tariq, décédé en 1995 à Genève.
Ayant fui l’Egypte de Nasser, Saïd Ramadan «est l’un des principaux architectes du redéploiement des (Frères musulmans) à l’étranger après 1954», relève le dictionnaire mondial de l’islamisme d’Antoine Sfeir. Il créa le Centre islamique de Genève en 1961 avec l’aide financière du roi Fayçal d’Arabie saoudite.
A propos du père de Tariq Ramadan, Abdulrahman déclare en 2002: «Je pense qu’aucune autre personne, même pas mes parents biologiques, ne me connaissait aussi bien que lui.» Journaliste américain, Ira Silverman a publié une vaste enquête sur ce personnage controversé en août 2002 dans l’hebdomadaire américain The New Yorker.
Il l’avait rencontré la même année en Iran. On y apprend qu’Hassan Abdulrahman est en réalité né sous le nom de David Theodore Belfield. Afro-Américain, il se convertit à l’islam et se rebaptise Dawud Salahuddin, nom d’un fameux guerrier du XIIe siècle qui se battait contre les croisés.
Le passé de Dawud Salahuddin nous conduit vers l’assassinat politique d’Ali Akbar Tabatabai, ex-attaché de presse de l’ambassade d’Iran à Washington, le 21 juillet 1980.
Ce dernier était le président de la Iran Freedom Foundation, un organisme d’opposition à la jeune République islamique proclamée le 12 février 1979. Cet assassinat politique d’un opposant à l’Iran de l’ayatollah Khomeiny sera le premier d’une série qui fera notamment pour victimes l’ex-premier ministre du chah Chapour Bakhtiar et l’opposant iranien Kazem Radjavi. Au New Yorker, Salahuddin l’avoue sans détour: «Je l’ai tué. […]
C’était un acte de guerre et […] un devoir religieux.» Dawud Salahuddin, alias Hassan Abdulrahman, rencontra Saïd Ramadan au Centre islamique de Washington en mai 1975. Durant l’été de la même année, les deux hommes séjournèrent dans la même maison dans la capitale américaine et conversaient parfois toute la nuit. En décembre 1979, le premier demanda conseil au second à propos de son intention de travailler comme agent de sécurité pour les Iraniens.
A Téhéran, Salahuddin a déclaré au journaliste du New Yorker que Saïd Ramadan n’était pas au courant de son intention de tuer le diplomate iranien. Mais dans un article du Washington Post daté du 8 août 1980 intitulé «Un fugitif appelle son mentor à Genève après le meurtre», le fondateur du Centre islamique de Genève confirme qu’il avait reçu plusieurs appels de Salahuddin au cours des dernières semaines précédant l’assassinat. Selon le Washington Post qui a analysé les données téléphoniques, les appels de ce dernier à Saïd Ramadan sont datés du 22 juin et du 20 juillet, soit deux jours avant le meurtre.
Le 22 juillet, Salahuddin donne un coup de téléphone à Saïd Ramadan environ deux heures après l’assassinat d’Ali Akkbar Tabatabai. Après le meurtre, il s’enfuit par le Canada. Il fait déjà l’objet d’un mandat d’arrêt international. Malgré l’écho médiatique donné à son acte dont un article publié le 24 juillet dans l’International Herald Tribune dans lequel le FBI identifie l’auteur présumé du meurtre, David Theodore Belfield, il passe sept jours à Genève sans être inquiété. Aucun hôtel de la place n’enregistra un tel nom dans son registre. Il y aquit un visa pour l’Iran.
En août 1980, expliquait en 2002 l’Office fédéral de la police, la Confédération fut même saisie d’une demande des Etats-Unis pour tenter de débusquer Belfield alias Salahuddin. Sollicité à plusieurs reprises par
Le Temps, Tariq Ramadan nous a finalement déclaré, par l’intermédiaire de sa secrétaire à Paris, n’avoir «jamais entendu parler» d’Abdulrahman. Avant de rajouter: «Aucune personne portant ce nom n’a de poste à Press TV.» Pourtant, Abdulrah man a bien travaillé comme rédacteur en chef du site internet de Press TV jusqu’en juillet 2009 avant de démissionner.
L’intellectuel genevois précise qu’il n’a traité qu’avec les responsables anglais de Press TV pour animer l’émission L’Islam et la Vie. Le 18 août 2009, Tariq Ramadan s’exprimait dans le quotidien néerlandais NRC, où il entendait lever toute ambiguïté en rappelant qu’il avait été l’un des premiers penseurs musulmans d’Occident à s’opposer à la fatwa décrétée par l’ayatollah Khomeiny contre l’écrivain Salman Rushdie.
Au sujet de l’Iran, il y soulignait les progrès substantiels réalisés en matière de droits de la femme en comparaison avec les pays arabes. Mais il y condamnait la Conférence négationniste sur l’Holocauste organisée à Téhéran en 2006 ou plus récemment la mort de plusieurs manifestants après l’élection présidentielle iranienne du 12 juin 2009.
Tariq Ramadan refusait la vision simpliste qui opposerait les conservateurs fondamentalistes et les réformateurs démocratiques. Le contrat de l’intellectuel genevois avec Press TV, que même Abdulrahman décrit dans le New York Times comme une chaîne pratiquant du «journalisme d’Etat et non pas du vrai journalisme», soulève néanmoins des interrogations.
Comment Tariq Ramadan peut-il travailler pour une télévision soutenue par les pontes du régime à un moment où le gouvernement de l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad et les sbires du guide suprême répriment l’opposition jusqu’à pratiquer la torture ?
Comment peut-il animer une émission sans jouer le jeu de la propagande «douce» destinée à l’étranger ? Petit-fils d’Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans en 1928, un mouvement panislamique sunnite dont la philosophie est de lutter contre l’influence de l’Occident laïque et d’appliquer la charia, Tariq Ramadan a plus d’affinités avec l’Iran qu’il n’y paraît.
La journaliste Caroline Fourest, qui s’est intéressée de près à son parcours (en lui consacrant un livre, Frère Tariq, Grasset, 2004) l’explique ainsi: «Tariq Ramadan a toujours dit du bien de l’Iran, même au pire de la répression de ces derniers temps. De plus, même si l’intellectuel genevois est inconnu en Iran, son émission sur Press TV, jugée utile par le régime iranien, est très suivie.» La convergence d’intérêts entre Tariq Ramadan et l’Iran ne paraît pas incongrue.
Les sunnites Frères musulmans et certains mouvements khomeinistes ont des liens qui remontent loin dans l’histoire. Comme l’explique Israel Elad Altman dans un article intitulé «The Brotherhood and the Shiite Question», les premiers n’ont pas caché leur admiration pour la Révolution islamique en Iran en 1979. Auparavant, ils avaient déjà des contacts avec les Fedayins de l’islam, une organisation dirigée par Navab Safavi qui orchestra plusieurs assassinats en Iran dans les années 1950 pour «purifier» l’islam.
S’il y a bien convergence entre les Frères musulmans et certaines mouvances islamiques chiites iraniennes, peut-on considérer que Tariq Ramadan est proche des Frères musulmans ? En développant une thèse de doctorat «trop apologétique» au sujet de son grand-père Hassan al-Banna, qui sera refusée par trois professeurs de l’Université de Genève, Tariq Ramadan a montré une allégeance claire aux idées de son grand-père. Selon Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient, il «ne fait aucun doute» qu’il appartient à la confrérie des Frères musulmans.
Pour Caroline Fourest, le seul islam que Tariq Ramadan défende est celui des Frères musulmans, celui de son grand-père Hassan al-Banna qui s’est évertué à combattre l’islam libéral. «C’est sa famille politique de base. Il en était de même avec son père Saïd.»
Si des doutes existent sur les vrais liens de Tariq Ramadan avec l’Iran, la meilleure manière pour un intellectuel de sa trempe de les lever et de prouver son indépendance vis-à-vis de Téhéran sera sa capacité à se prononcer clairement dans les médias sur les récents événements qui caractérisent l’une des plus graves crises que connaît le monde musulman d’aujourd’hui, à savoir celle qui déchire l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad.
Source: Stéphane Bussard,Le Temps - par Cicad