Stéphane Taillat
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Alors que l’année s’achève plutôt tragiquement en Irak, il convient de se demander dans quelle mesure la stratégie américaine sur place, et les narrations sur lesquelles elle se fonde, n’a pas fortement contribué à ce résultat.
En début d’année, je commentais les résultats des élections provinciales irakiennesavec un certain optimisme. En effet, celles-ci semblaient montrer une certaine volonté des Irakiens de sortir du « piège ethno-confessionnel » dans lequel les avait enfermé l’irruption américaine du fait que cette dernière a aggravé la « déconstruction nationale » débutée sous Saddam Hussein. Dans le même temps, le Premier Ministre Nouri Al-Maliki semblait alors pouvoir devenir « l’homme fort » du pays en rejoignant les Irakiens et leurs principaux leaders politiques par-delà ces catégories ethniques et confessionnelles.
Néanmoins, je concluais alors sur la nécessité pour le président américain de ne pas surestimer le « tournant positif » ainsi obtenu, notamment dans le cadre du calendrier de retrait des forces. Or, il faut constater que les Américains, à la fois par ce retrait et par leurs pressions diplomatiques maladroites, semblent avoir permis la reconstitution des forces politiques ethno-confessionnelles. En effet, deux problèmes se superposent dans l’optique des élections législatives à venir, les premières depuis celles - faussées par une forte abstention des Sunnites - de 2005.
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Un problème institutionnel: le gouvernement irakien est un assemblage hétéroclite de chefs de partis, ce qui reflète d’ailleurs la même mosaïque au niveau local, essentiellement pour le contrôle des forces de sécurité. Celles-ci sont en effet depuis 2004 le gage du pouvoir et du patronage à tous les niveaux. En bref, le Premier irakien ne “tient” aucun de ses ministres.
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Ce qui est lié à la raison d’être de ce gouvernement en tant qu’alliance entre diverses factions chiites ainsi qu’avec les deux partis kurdes et certains hommes politiques irakiens du Parti Islamique. Or, cette alliance n’est plus depuis que Nouri Al-Maliki semble devenu l’homme à abattre. Ses anciens alliés ont non seulement cherché à l’affaiblir mais également à le presser de retourner aux vieilles alliances électorales ethno-confessionnelles plutôt que de chercher des alliances les plus larges possibles. L’affaire de Kirkouk et celle du vote difficile et tardif de la loi électorale semblent avoir achevé de marginaliser Maliki tout en reconstituant les « fronts » de 2005.
On assiste donc à la faillite politique de tout le raisonnement posé par le « sursaut » et le Joint Campaign Plan de 2007, à savoir la conjonction des lignes d’opérations militaires, économiques et politiques vers une stratégie d’influence destinée à pousser les différents acteurs locaux, provinciaux et nationaux à la “réconciliation”, maître-mot si il en a été des conférences de presse données par les officiers américains et irakiens dans l’année 2007-2008.
Cela montre donc que le retrait américain a laissé de nouveau un vide important qu’ont comblé les extrémistes ou les acteurs extérieurs désireux de jouer un rôle majeur dans l’équilibre du pouvoir en Irak. Par défaut, les Américains sont donc pour partie responsable des évolutions de cette année. On ne saurait bien entendu incriminer le “sursaut” en lui-même, du moins pour sa partie militaire. Mais peut-être en revanche faut-il comprendre que l’aveuglement des décideurs civils et militaires à Washington a joué un rôle négatif. Le “sursaut” a surtout servi d’arme narrative pour discuter des réformes organisationnelles et conceptuelles au sein des services, tout comme il a servi d’exemple dans les débats autour de la stratégie à adopter en Afghanistan. Dans ce jeu-là, nul doute que l’Irak a été passée par pertes et profits au grand bonheur de la diplomatie iranienne (qui, par le biais du Conseil Suprême de la Révolution Islamique en Irak, a cherché à pousser Maliki à revenir au sein de l’alliance chiite), de celle de l’Arabie Saoudite et des Pays du Golfe, voire même de celle de l’Union Européenne (pour les relations bilatérales avec le Kurdistan Régional Autonome).
Mais pour autant, les Américains n’ont pas renoncé à jouer un rôle actif. Le président Obama a semblé devoir faire confiance à Joe Biden qui a visité deux fois le pays en juillet et en septembre. Son credo: aboutir à un marchandage entre ethnies et confessions, diminuer les revendications kurdes et empêcher la constitution d’un front arabe uni contre ces derniers. On peut ajouter que la perspective d’un pouvoir fort entre les mains du Premier Ministre n’a pas été bien vue par le vice-président américain. Le résultat net est sans appel: loin de considérer l’existence d’un nationalisme ou même d’un sentiment national irakien réel, les Américains ont plutôt figé les catégories ethno-confessionnelles. Une politique maladroite, et pour utiliser les mots de Ridar Veisser, « condescendante » à l’égard de l’Irak et du Moyen-Orient a fait plus pour pousser l’Irak vers un retour à la situation politique ante surge, lorsque le Premier Ministre appuyait et s’appuyait sur Moqtada Al Sadr dans son projet de “nettoyage ethnique” de Bagdad contre les Sunnites.
De tout ceci, je retiendrais deux clés d’analyse:
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Les Américains jouent et ont joué un rôle important dans les changements politiques intervenus en 2007-2008 comme en 2009. Autrement dit, il faut que l’historien des guerres en Irak prennent en compte l’articulation des opérations militaires avec les dynamiques internes et endogènes de la société et de la politique irakiennes. En 2007-2008, le « sursaut » a indéniablement ouvert une fenêtre d’opportunité, alors qu’en 2009 le retrait et la persistance d’un discours ethniciste sur la société irakienne ont produit une aggravation de la situation. On peut donc légitimement se poser la question de la pertinence de la stratégie américaine, non seulement dans son analyse de la situation mais aussi dans les mots et les représentations biaisés des décideurs à Washington ou dans les think tanks.
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Il n’en reste pas moins que les hommes politiques et les détenteurs du pouvoir en Irak portent une responsabilité réelle dans ces évolutions, car ils leur ont permis d’éclore et ont également étouffé les opportunités qui se présentaient en ce début d’année après deux longues campagnes contre les « irréconciliables » et les extrémistes.
Pour conclure, il faudrait prendre en compte deux éléments du côté américain, c’est à dire celui qui a la capacité de modeler les conditions internes et externes du conflit. Le premier a trait à la culture stratégique américaine et notamment à deux de ses présupposés qui ont peu évolué ces derniers temps. A savoir des relations civilo-militaires marquées soit par un contrôle intrusif des civils, soit par la confiance excessive dans le modèle huntingtonien de contrôle objectif, et pour lequel les militaires sont « d’honnêtes courtiers » en tant que conseillers techniques du pouvoir. Sur un plan équivalent, le fait est que les stratégies en Irak révèlent un appui trop important sur l’outil et la finalité militaire. On peut dire que l’utilité relative de la force telle qu’elle semble émerger des conflits contemporains n’est pas encore acceptée par la culture américaine.
Le second point est lié au « sursaut » lui-même. En effet, une analyse approfondi de ses présupposés stratégiques et tactiques conduit à penser qu’une partie non négligeable de ces derniers a creusé l’effet ethno-confessionnel dans l’intention louable d’éteindre la guerre civile. Que penser de l’effet discursif produit par les murs de séparation et les “communautés fermées” sur le sentiment d’appartenance communautaire? L’approche contre-insurrectionnelle n’a pas non plus réussi à tenir compte de la complexité sociopolitique et socioculturelle, sauf peut-être au niveau interpersonnel et micro-local. En définitive, le “sursaut” est peut-être lui-même originellement biaisé et donc fortement déterminé à échouer à résoudre le problème politique irakien.
Stéphane Taillat, En Vérité