Par ELANA ESTRIN
22.09.09
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Cette semaine dans notre rendez-vous artistique je vous invite à un voyage musical....
Dominique BLOCH
La prédilection pour le violon a toujours fait partie de l'identité culturelle juive. En revanche, personne n'avait encore jamais émis l'hypothèse que cet instrument ait pu être inventé par des Juifs. Depuis Le Violon sur le toit jusqu'à l'omniprésent violoniste des tableaux de Chagall, en passant par le mondialement célèbre Isaac Perlman, le violon a longtemps été associé au peuple juif.
Le violoniste vert, détail du tableau de Marc Chagall.
PHOTO: DR , JPOST
D'où provient ce lien privilégié ? La question n'a pas encore été tranchée. Mais les historiens reviennent sur la piste des débuts de l'instrument : "Il ne semble pas que le violon soit d'origine italienne, mais plutôt juive", explique Monica Huggett, violoniste et directrice artistique à New York au sein de l'Historical Performance Program (programme de performance historique) de la Juilliard School.
L'origine du violon reste encore floue. Selon certains historiens, la viole, son ancêtre, est née en Espagne lors de la seconde moitié du XVe siècle, c'est-à-dire avant l'expulsion des Juifs. Elle a ensuite refait surface en Italie, où elle s'est vite transformée pour devenir le violon que nous connaissons.
La viole a suivi le parcours de l'exil
Mais qui est l'artisan de cette métamorphose ? Cette question est restée sans réponse jusqu'à ces dernières décennies. Certains universitaires sont parvenus à la conclusion que des musiciens juifs se trouvaient derrière ce chef d-œuvre.
Ainsi le violon serait-il né en Italie durant la première moitié du XVIe siècle, soit à l'époque où de nombreux Juifs expulsés d'Espagne se sont installés dans ce pays. Selon toute probabilité, la viole aurait suivi le même parcours à la même période. Si peu de chercheurs ont publié des articles à l'appui de cette théorie, l'idée ne commence pas moins à faire son chemin dans le monde de la musique.
En mai dernier, lors du symposium biannuel de violonistes de la Julliard School, qui réunit les plus grands virtuoses du monde, Monica Huggett a présenté un exposé vivifiant de l'histoire du violon. Pleine d'enthousiasme, elle a annoncé à la centaine de musiciens présents qu'elle attendait désormais que d'autres recherches soient conduites. Et ainsi pouvoir placer définitivement le violon sur la liste des inventions juives.
Roger Prior, 73 ans, est le premier à avoir évoqué cette théorie. Ce professeur retraité de l'université de Belfast a écrit deux articles et un ouvrage sur les musiciens juifs à l'époque de l'invention du violon. "Saviez-vous que l'on ne trouve aucune référence au violon en Espagne au XVIe siècle ? Lorsque les Juifs ont été expulsés de ce pays, l'une des destinations naturelles a été pour eux l'Italie. Or, c'est précisément dans ce pays que le violon semble avoir vu le jour. Voici la raison qui permet de relier les Juifs à cet instrument. Et je pense que les preuves ne manquent pas", précise Prior.
Des violonistes juifs à la cour d'Henri VIII
Le professeur a élucidé ce mystère par le plus grand des hasards alors qu'il faisait des recherches sur un sujet aux antipodes du violon : la cour du roi d'Angleterre Henry VIII. Objectif : découvrir l'identité de la célèbre "Dark Lady", cette dame mystérieuse que Shakespeare mentionne dans beaucoup de ses sonnets.
Le célèbre historien A.L. Rowse avait déjà émis une hypothèse : selon lui, la Dark Lady s'appelait en réalité Emilia Bassano. Prior a alors entrepris d'étudier sa biographie. Il a remarqué de fortes similitudes dans le vocabulaire utilisé par Shakespeare pour décrire cette femme et pour parler de Shylock, l'usurier du Marchand de Venise.
L'historien a alors conclu qu'Emilia devait être juive. Aussi a-t-il commencé à rassembler des preuves en ce sens, pour s'apercevoir bientôt que plusieurs membres de la famille Bassano faisaient partie de la formation d'instruments à vent de la cour du roi Henry VIII.
Et voici donc l'histoire reconstituée : au début du XVIe siècle, le roi Henry VIII lance une campagne en vue d'accroître le prestige de la cour d'Angleterre. Pour y parvenir, il engage d'augustes musiciens italiens.
En 1540, un groupe de six joueurs de viole se présente à lui. Selon Prior, tous étaient probablement des Juifs espagnols ou portugais qui avaient fui vers l'Italie à la suite de l'expulsion d'Espagne en 1492. En ce temps-là, les Juifs semblent avoir été les principaux joueurs de viole, à l'époque même où l'instrument se transforme peu à peu en violon.
D'où leur rôle décisif dans la création de ce dernier : "Je n'ai pas de preuve indiscutable mais de nombreux indices montrent bien que les joueurs de viole étaient juifs", précise Prior.
L'une des pièces du puzzle est un mystérieux épisode de l'histoire anglaise. En 1541, Henry VIII apprend que des Marranes vivent à Londres - des Juifs portugais, officiellement convertis au christianisme, mais qui continuent de pratiquer le judaïsme en secret.
Il fait aussitôt emprisonner ces crypto-Juifs. Une décision muée par des intérêts politiques. Selon Prior, Henry VIII se souciait fort peu de punir les crypto-Juifs. Sauf en cas de circonstances exceptionnelles : à l'époque, le roi tente de gagner les faveurs de Charles V. Avec ces arrestations, il pense prouver qu'il est un bon catholique.
L'ambassadeur de Charles V en Angleterre, Eustace Chapuys, salue en effet ce geste. Mais aussitôt, la sœur de Charles V, ainsi que le roi et la reine du Portugal en personne, prennent la défense des prisonniers.
Ainsi les crypto-Juifs ont-ils fini par être libérés. Si cette histoire est connue depuis longtemps, l'identité de ces Juifs portugais est restée un mystère, jusqu'à ce que Prior établisse un lien entre cet épisode et ses propres recherches sur la formation de violes d'Henry VIII.
Prior s'est intéressé à une foule de documents historiques. En premier lieu, les documents de l'arrestation, qui provenaient de Milan, où vivaient beaucoup de ces violistes avant leur arrivée en Angleterre.
Puis sur une lettre alarmante écrite par Chapuys en 1542, qui évoquait les Juifs portugais emprisonnés : "Quelle que soit la façon admirable dont ils chantent, ils ne pourront pas s'envoler sans laisser quelques plumes derrière eux."
A en croire Prior, cette phrase énigmatique n'est désormais plus un mystère : les "oiseaux" auxquels Chapuys fait référence doivent être une métaphore des musiciens, à savoir, ceux de la formation des violes du roi Henry VIII.
Néanmoins, que veut dire Chapuys lorsqu'il écrit que les prisonniers ne peuvent s'échapper "sans laisser de plumes derrière eux" ? Pour Prior, l'ambassadeur fait sans doute allusion à la mort de deux des musiciens en prison. Une autre pièce du puzzle a trouvé sa place. John Anthony, joueur juif de saquebutte (l'ancêtre du trombone) et Romano de Milan, joueur de viole, sont en effet décédés derrière les barreaux.
Juste avant sa mort, Anthony fait un testament, prenant comme témoins quatre membres de la formation royale de viole. Le document officiel, établi deux jours après sa mort, contient de curieuses informations : le nom d'Anthony devient tout à coup "Anthonii Moyses" et celui d'un des témoins, Ambrose of Milan, se transforme en "Ambrosius deolmaleyex".
Selon Prior, Anthony était donc juif, car "Moyses" signifie "fils de Moïse". Le nom très énigmatique de deolmaleyex lui a donné plus de fil à retordre. Mais Prior a également trouvé une explication : un employé anglais incompétent aurait bâclé son travail en essayant de retranscrire le nom "de Olmaliah" ou "de Almaliah", version espagnole de "Elmaleh".
Prior présume que ces deux personnages avaient préféré se faire appeler John Antony et Ambrose de Milan afin de dissimuler leurs origines juives. Mais qu'une fois en prison, cet artifice n'était plus nécessaire : ils avaient été arrêtés précisément parce qu'ils étaient juifs. Sur son lit de mort, John Anthony n'avait plus rien à perdre. Dans l'histoire, il n'y a jamais de coïncidence.
Henry VIII a choisi des musiciens juifs pour une raison bien précise : aucun risque d'allégeance à l'Eglise catholique ou luthérienne. De parfaits serviteurs de la Couronne anglaise.
Autre hypothèse : à l'époque en Angleterre, les Juifs sont réputés être d'excellents musiciens. Par ailleurs, ces derniers voient dans cette île une terre d'accueil idéale après le traumatisme de l'Inquisition.
La sémantique des noms au secours de l'Histoire
D'autres indices permettent d'attribuer au violon une origine juive. La famille Amati, célèbre aujourd'hui pour avoir fabriqué les premiers violons modernes, et enseigné cet art à Antonio Stradivari, universellement connu comme le meilleur fabricant de violons de l'Histoire, était juive.
Preuve supplémentaire que le violon est bel et bien de source juive. Pour déterminer l'origine des Amati, Prior a analysé leur nom de famille. Son outil : la Bibliografia Ebraica, le dictionnaire des noms juifs italiens établi par Carlo Barduzzi, selon lequel, le nom de famille hébraïque "Haviv", qui signifie adorable ou aimable en hébreu, est l'équivalent du nom "amato", bien-aimé en italien (amati étant le pluriel d'amato).
"Ce nom pourrait bien être la preuve du lien qui existe entre les Juifs et le violon. Bien sûr, les Amati ont pu choisir leur nom. C'est une habitude juive d'emprunter des noms à consonance positive, censés porter chance", explique le chercheur qui reconnaît malgré tout que ces hypothèses ne suffisent pas à certifier que les Amati étaient bien juifs.
Jusqu'à présent, les explications de Prior en restent au stade des théories. Parmi les sceptiques, figure le professeur Alexander Knapp, ethnomusicologue de l'université de Londres, spécialisé en musique juive.
Pour lui, nul n'a encore apporté la preuve que le violon était bien une invention juive. "D'après ce que je sais, la viole se trouvait en Italie et dans de nombreux autres pays d'Europe. Mais on ne peut affirmer qu'elle ait existé en Espagne avant d'être exportée en Italie. Et même dans cette hypothèse, cela ne signifie pas pour autant que les Juifs aient été les seuls à en jouer.
Il est donc possible que le violon ait été inventé par d'autres, puis que les Juifs l'ont emporté dans leurs valises. Cependant, de nombreux peuples voyageaient à l'époque : à commencer par les Tziganes. Vous voyez bien ! Je pense donc qu'une telle affirmation n'est pas réaliste", démontre-t-il.
Les plus grands virtuoses sont juifs
Que les Juifs soient ou non intervenus dans la création du violon, certains des plus grands violonistes actuels possèdent leur propre théorie. Inutile de le préciser, ces violonistes sont juifs eux aussi. "Le violon a toujours été un instrument juif", affirme le violoniste russo-israélien Vadim Gluzman.
"J'espère ne pas passer pour un chauvin, mais c'est un fait : les plus grands violonistes de l'histoire étaient juifs. Et j'ai l'impression que je suis le prochain maillon de la chaîne. Je porte en moi la tradition, dans la mesure de mes capacités, bien sûr. Je sens le poids des générations sur mes épaules."
La tradition en question comprend le virtuose du XVIIe siècle, Salamone Rossi (que l'on considère comme l'un des premiers compositeurs de musique pour violons) et trois des plus grands violonistes du XIXe siècle : Joseph Joachim, à qui Brahms a dédié son concerto pour violon, Ferdinand David, à qui Mendelssohn a dédié le sien, et Henryk Wieniawski, violoniste virtuose et compositeur d'œuvres qui ont marqué l'histoire de l'instrument.
La liste des violonistes célèbres du XXe siècle est aussi dominée par des noms juifs, tous considérés comme des virtuoses : Jascha Heifetz, Isaac Stern, Yehudi Menuhin, David Oistrakh, Nathan Milstein et Mischa Elman. Pour ne citer qu'eux. Aujourd'hui, d'autres ont repris le flambeau : Itzhak Perlman, Shlomo Mintz, Pinchas Zukerman, Gil Shaham, Joshua Bell, Hagaï Shaham ou Vadim Gluzman...
Le violon : instrument idéal pour un exil
Comment expliquer ce phénomène ? Il existe à peu près autant de théories que de violonistes juifs. L'une des plus populaires est la suivante : de tout temps, les Juifs ont été un peuple nomade, et ont dû opter pour un instrument facile à transporter. Mais, selon cette hypothèse, pourquoi n'existe-t-il pas de lien particulier entre le peuple juif et la flûte, par exemple ?
"La flûte n'a pas captivé l'imagination juive comme l'a fait le violon", confirme Knapp. "Les instruments à cordes ont une certaine intensité, une passion, et ils capturent les émotions du cœur d'une façon immédiate et intense."
Le violoniste israélien Hagaï Shaham suggère de son côté que "l'intensité et la passion" du violon conviennent parfaitement à la sensibilité juive. Il a sa propre théorie pour expliquer pourquoi la clarinette, aussi facile à transporter, n'a pas été adoptée par autant de musiciens juifs.
"La musique juive en général est beaucoup plus expressive", affirme-t-il. "Or, le violon est un instrument nettement plus complexe que la clarinette : il renferme bien plus de possibilités musicales. Enfin, un violoniste a davantage d'opportunités d'emplois, car un orchestre compte beaucoup plus de violons que de clarinettes."
Au cours des XIXe et XXe siècles, alors que les possibilités professionnelles sont limitées pour les Juifs, ces débouchés potentiels constituent un argument de poids en faveur du violon. "Pour les Juifs russes, du moins, il s'agit de la seule façon d'échapper à la vie à la campagne", souligne Gluzman.
"Aussitôt entrés au conservatoire, nous avions notre passeport pour la grande ville. Le violon est ainsi devenu l'instrument de l'espoir, parce qu'il présentait un avantage concret. Et Mischa Elman, Jascha Heifetz, David Oistrakh et Nathan Milstein, par exemple, ont été les enfants de l'espoir. Grâce à eux, leurs familles ont pu quitter les villages pour des villes."
Le violon ou le goût de l'excellence
De telles ouvertures conduisent inévitablement à des conflits dans les foyers : "Chaque mère juive voulait que son fils joue du violon. Dans le cas contraire, elle perdait la face devant ses voisines..."
Et Shaham de renchérir : les familles juives étaient prêtes à se battre pour arriver au sommet.
"La société juive est très compétitive. Elle recherche l'excellence. Dans cette culture, les petits enfants, dès l'âge de trois ans, sont envoyés au Heder (école juive) pour apprendre. L'éducation, la discipline et le perfectionnisme passent avant tout. Cela produit de bons résultats. Cette recette s'applique aussi à l'étude de la musique. Cela fait partie de la culture juive : tout le monde, chez nous, étudie le violon", indique encore Shaham.
Une mentalité qui rappelle celle des Asiatiques. "Ces dernières années, nous avons vu l'afflux de violonistes asiatiques car les enfants étudient cet instrument dans leurs pays."
Autre piste à explorer : la tradition musicale hassidique. "Le hassidisme a pour habitude de tout célébrer en musique. Le violon a été l'instrument privilégié avec la clarinette et la grosse caisse. Dans le village, on jouait de la musique dès qu'il y avait quelque chose à fêter, des naissances aux mariages", raconte Gluzman.
La tradition musicale à la synagogue est également à prendre en compte. "Il est possible que le violon touche particulièrement l'âme juive en raison de l'intensité de ses sonorités. Peut-être parvient-il à reproduire l'intensité de la voix du Hazan", suggère Knapp.
Les historiens continuent de plancher sur les origines du violon et sa remarquable affinité avec le peuple juif. Toutefois, il existe une théorie supplémentaire, proposée par un simple laitier nommé Touviah : "Un violon sur le toit : ça paraît fou, non ?", déclare Touviah en guise d'ouverture de la célèbre comédie musicale devenue synonyme du shtetl juif.
"Mais ici, dans notre petit village d'Anatevka, chacun d'entre nous est un violoniste juché sur un toit, qui essaie de tirer de son instrument un son simple et agréable sans se briser le cou. Ce n'est pas très facile... Et comment fait-on pour garder l'équilibre ? Je peux vous le dire en un seul mot : la tradition ! Sans elle, nos vies seraient aussi chancelantes... qu'un violon sur le toit !"