Course-poursuite entre aspirations démocratiques, justice au Liban et nouvelle poussée hégémonique de l’Axe irano-syrien en Méditerranée
Par Marc Brzustowski
Pour © 2011 lessakele et © 2011 aschkel.info
L’entrée de deux navires de guerre iraniens en Méditerranée, dès ce dimanche matin [-selon Al Arabiya/repoussée de 48 h, selon l'administration du canal-], jusqu’au port de Lattaqieh en Syrie -voire après un crochet par les docks du Hezbollah à Beyrouth- modifie du tout au tout l’équilibre stratégique de ces trente dernières années.
Pendant ce temps, un jeune cadre de Google, Wael Ghonim, héros malgré lui de la révolution égyptienne, était écarté manu-militari par la jeune garde des Frères Musulmans, qui supervisait l’appel au Jihad du prêcheur antisémite Youssouf al-Qaradawi. Mouammar Khadafi lançait ses hélicoptères de combat et ses snipers contre la foule, faisant 84 morts, en 3 jours, en Libye, sans que la Maison Blanche ne semble « accompagner », d’heure en heure, les révoltes, comme elle l’a fait pour la Place Tahrir, au Caire. On sait, par ailleurs, que l’Ambassade syrienne au Caire a fourni un faux-passeport à Sami Shehab, chef du gang du Hezbollah en Egypte, après son évasion, pour qu’il puisse s’afficher fièrement auprès de Nasrallah, à Beyrouth, à peine quelques jours plus tard. Le premier, le Hamas a pu fraterniser avec la confrérie musulmane qui l’a créé à Gaza, il y a un peu plus de 24 ans.
Les médias internationaux mettent chacune de ces insurrections, en Libye, au Yémen, au Bahrein sur le même plan d’aspiration à plus de droits, comme en Tunisie et en Egypte. Fréquemment, ils occultent les particularités de chaque situation géostratégique. Peu d'écho a été donné au fondamentalisme qui anime les protestataires de Benghazi (Libye), champions de la lutte contre les caricatures de Mahomet en 2005, les rassemblements hostiles devant des synagogues mises à sac à Gabès, le viol cruel et prolongé de Lara Logan, la correspondante-vedette de CBS, le 11 février, nuit du départ de Moubarak, aux cris de « juive ! juive ! », place Tahrir… Ces exactions font partie du grand élan de solidarité avec la "démocratie en marche".
L’armée égyptienne et le régime saoudien du Roi Abdallah semblent avoir décidé de punir l’Administration américaine et les Européens bavards en permettant à l’hégémonie iranienne d’étendre son rayonnement dans leur arrière-cour, le bassin méditerranéen. La menace réelle n'est clairement identifiée que par Israël, qui pense que l’un de ces navires, le croiseur Kharg est, en réalité, chargé de missiles longue portée à destination du Hezbollah libanais. Ici, le précédent diplomatique compte plus que la valeur militaire des navires ou de leur chargement.
Si cette cargaison parvenait à destination, ce serait la première fois, depuis la Révolution iranienne de 1979, que Téhéran livre ouvertement du matériel de guerre sophistiqué à sa milice supplétive, par voie maritime, avec l’accord de l’Egypte, de l’Arabie Saoudite, de l’Europe et de l’Amérique, sans qu’aucun ne bronche. Ceci, en dépit de tout embargo sur les armes ou de toute sanction censée « isoler » l’Iran, qui, à ce rythme, pourrait, qui sait?, bientôt accoster à Marseille.
Même si le régime des Ayatollah et le Hezbollah ont du « plomb dans l’aile », du fait du courant d’opposition, qui a démontré, lundi 14, être encore bien vivace, ou à cause de l’annonce des actes d’accusation du Tribunal international au Liban, ils mettent à profit le tumulte qui déconcerte tous les observateurs pour réaliser des coups tactiques. On peut croire que les stratèges iraniens ont parfaitement analysé les caractéristiques de la politique américaine, comme les atermoiements et incertitudes de son chef, Barack Hussein Obama. La sécurité des Etats-Unis et du bassin méditerranéen dépendait de la stabilité des cercles dirigeants dans le monde arabe Elle leur a coupé les jarrets et se trouve paralysée par l’évaluation des nouveaux acteurs qu’il conviendrait d’appuyer pour remplacer la vieille classe autoritaire déchue.
Ce qui compte vraiment, dans ce déficit de prévisibilité des évènements, c’est la perte de maîtrise sur leur devenir, à l’intérieur de chaque pays, comme en ce qui concerne les nouvelles « lignes rouges » stratégiques. L'erreur d’Obama est de n’avoir pas compris que le rôle d’arbitrage entre les puissances régionales primait sur les discours et qu’il convenait de prévoir, pour prévenir, afin d’accompagner de légitimes aspirations. En donnant son « feu vert » à une fuite en avant dans la dérégulation, il n’a permis qu’aux acteurs les plus déterminés et les plus mobiles de tirer leur épingle du jeu, tout en étouffant, à ce stade, en tout cas, les mouvements de fond, comme les révolutions Google, Twitter et Facebook. La révolution par les nouvelles technologies ne peut se substituer à la difficile élaboration de réelles forces démocratiques sur le moyen terme. Du désordre économique n'accoucheront que des semblants de pouvoirs exangues. Lorsqu’on démoralise des forces organisées ayant assumé l’équilibre des forces depuis 30 ans, on risque fort de les voir se retourner contre soi. C’est la principale leçon à tirer de l’histoire des Harkis, durant la guerre d’Algérie, ou de tant d’autres, à travers l’histoire de fins d’empires.
Certes, il n’y a ni réel perdant, à cette heure, hormis Ben-Ali dans le coma et Moubarak, dont l’état de santé se dégrade à Charm el-Sheikh, ni réel gagnant. Et rien ne se dégage de cette nuée, lancée en avant, pour le meilleur et pour le pire. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir les petits cailloux que sème sur sa route l’Iran des Mollahs, « enfin libre » de poursuivre sa politique, alors que ses adversaires immédiats ont les mains liées par des révoltes internes.
Téhéran a plus d’une épine dans le pied, qui peut contrarier ses efforts, à domicile et au Liban et limiter les effets de ses démonstrations de triomphe, sur le Canal de Suez, dans le Sinaï et ailleurs.
D’abord, la grogne s’installe dans les rangs des Gardiens de la Révolution islamique : d’après le Daily Telegraph de vendredi, des officiers ont fait parvenir une lettre à leur chef Mohammad Ali Jafari, pour lui déclarer qu’ils refuseraient les ordres de tirer sur la foule. Ils affirment que les aspirations au changement du peuple iranien sont « légitimes », comme la contestation de leurs leaders. Il s’agit-là d’une victoire majeure pour les opposants au régime, sachant que leurs seules manifestations de rue sont vouées à l’échec, si elles ne s’accompagnent pas de relais au sein de l’establishment. Surtout, ce courrier désavoue les 200 parlementaires chauffés à blanc par Ali Larijani, qui réclament la tête des chefs de l’opposition. Ils doivent aussi s’inquiéter de savoir si la leur est solidement accrochée et pour combien de temps encore.
D’autre part, Saad Hariri attend le moment opportun pour que le bloc du 14 mars descende dans les rues à Beyrouth, soit l’anniversaire du 6è anniversaire de la création de ce courant.
Le Département d’Etat accompagne le Tribunal Hariri d’autres accusations qui suivent leur cours : le Hezbollah détient le record mondial d’implication dans des activités criminelles, en matière de blanchiment d’argent sale, de trafic de drogues et d'armes, ou de conspiration avec les Taliban. La DEA a publié le 15 février un acte d’accusation contre 7 hauts-gradés de la milice chi’ite, ayant organisé des réunions durant l’été 2010 au Bénin, au Ghana, en Ukraine, en Roumanie avec l’insurrection en Afghanistan. Des enregistrements audio et vidéo sont en possession des agents anti-narcotiques. Héroïne et cocaïne afghane sont les produits d’appel de ces rencontres secrètes. Mais leur contenu concerne le trafic d’armes fournies aux insurgés des montagnes, AK 47 et M.16. Un citoyen israélien, Oded Orbach et un iranien, Alwar Pouryan, font partie des entremetteurs. Ayman Jooma, un trafiquant de drogue libanais a blanchi pour 200 millions de $ par mois en Europe et au Liban, au profit de l’organisation, à travers un réseau de sociétés-écran au Liban, à Panama, en Afrique de l’Ouest et en Colombie. Le 10 février 2010, c’est la Banque libanaise au Canada qui s’est trouvée en infraction du Patriot Act américain, à hauteur de plus de 5 milliards de $, pour la seule année 2009.
Abdallah Safieddine, envoyé du Hezbollah à Téhéran fait partie des principaux suspects. Enfin, les journaux ont déjà largement mentionné les noms de Qassem Suleiman, Hajj Salim, Abdul Majid Ghamloush, des frères Hussein et Mouin Khreis, et, plus significatif encore, de Mustafa Badreddine, le beau-frère d’Imad Mughniyeh, parmi les principaux accusés du Tribunal Hariri.
A l’heure qu’il est, il reste difficile d’établir que les cadres de la légalité internationale parviendront à prendre de vitesse la course pour sa survie engagée par la Révolution islamique. Celle-ci tire profit du chaos, alors que l’Administration américaine et l’Etat d’Israël semblent rester des observateurs enthousiastes ou inquiets, mais privés d’initiative.