ASIE CENTRALE: LE GRAND JEU: Entre partie d'échecs et partie de poker
Lieutenant Colonel (ret.) Renaud FRANCOIS
Date:29-11-2010
Si les historiens s’accordent pour reconnaître que le 20ème siècle est né, en 1918, sur les ruines du premier conflit mondial, le débat sur la date de naissance du 21ème siècle n’est pas encore tranché entre 1989, année de la chute du mur de Berlin – un des prémices de l’effondrement du bloc soviétique – et le choc planétaire du 11 septembre 2001. En revanche, s’il est une date qui semble faire consensus, en ce qui concerne la Route de la Soie du 21ème siècle, c’est celle du 14 décembre 2009. Ce jour là, les présidents turkmène, Gurbanguly Berdimuhammedov, et chinois, Hu Jintao, inauguraient en présence de leurs homologues kazakh, Noursultan Nazarbaïev, et ouzbek, Islam Karimov, un nouveau gazoduc de près de 1.900 km de long qui, via le Kazakhstan et l’Ouzbékistan, approvisionne la province occidentale chinoise du Xinjiang.
D'ici 2013, ce gazoduc devrait atteindre sa pleine capacité, soit 40 milliards de m3 par an, et approvisionner les provinces de Shanghai, de Guangzhou et de Hong Kong. Ne reculant devant aucun superlatif, le président turkmène se félicitait de « ce projet non seulement économique et commercial mais aussi politique qui ouvre une nouvelle page dans le livre d’or de l’histoire des relations entre la Chine et le Turkménistan[1] ». Et il ajoutait que « grâce à une politique sage et clairvoyante, la Chine venait de se hisser au premier rang des pays garants de la sécurité mondiale ».
Un peu auparavant, en juin 2009, la Chine, ainsi que la Russie, s’était taillé la part du lion dans les formidables réserves pétrolières irakiennes – un temps estimées à plus 115 milliards de barils – et qui, en réalité, se situent plus vraisemblablement aux alentours de 150 milliards[2]. Lors de la mise aux enchères, par Bagdad, des droits d’exploitation de gisements pétroliers, le consortium sino-britannique – British Petroleum (BP) et China National Petroleum Corporation (CNPC) – a remporté les droits d’exploitation du gisement de Rumaila, dont les réserves sont estimées à 17,8 milliards de barils. C’est également la CNPC qui, alliée à la firme française Total et à la firme malaise Petronas, a remporté les droits sur le gisement d’Halfaya, aux réserves estimées à 4,1 milliards de barils et dont la production devrait être environ de 535.000 barils/jour.
Un scénario catastrophe et cauchemardesque que les néoconservateurs de l’administration Bush, le vice-président Dick Cheney en tête, et les stratèges du Pentagone de Donald Rumsfeld étaient loin d’imaginer en 2003, lors de l’invasion de l’Irak. Non contentes de leurs succès irakiens, les autorités chinoises se sont également invitées, sans aucune retenue, dans le Grand Jeu centrasiatique. Tirant habilement profit des différends russo-turkmènes, elles ont signé avec le Turkménistan un important accord commercial et construit le gazoduc qui leur procurera, à l’avenir, une part importante de leurs besoins gaziers. Lors d’une récente audition devant le Congrès américain, Richard Morningstar, l’envoyé spécial du département d’Etat pour l’énergie eurasiatique, résumait ainsi la situation : « Les États-Unis n’ont aucun moyen de rivaliser avec la Chine en Asie centrale ».
L’économie chinoise a soif d’énergie, surtout de gaz et de pétrole. Pour étancher cette soif et soutenir le rythme effréné de son développement économique, les autorités chinoises explorent de nouveaux horizons, s’apprêtent à ouvrir de nouvelles voies de transport et d’acheminement de ces précieuses ressources et n’hésiteront devant aucune stratégie, quitte à transformer l’aimable partie d’échecs que constituait jusqu’à présent le Grand Jeu centrasiatique en une gigantesque partie de poker avec tout ce que cela suppose comme droits d’entrée, petite et grosse blindes, mises et coups de bluff.
1. Le casse-tête de la diversification
Sujet numéro un de préoccupation pour les autorités chinoises : la diversification des approvisionnements. Près de 30% des réserves mondiales prouvées de pétrole sont localisées dans le monde arabe, et la Chine pourrait facilement les absorber à elle seule. Dans les années 80, sa consommation s’élevait à 3% de la production mondiale. Trente ans plus tard, elle atteint 10%, chiffre qui la propulse au deuxième rang des pays consommateurs, devant le Japon, mais encore loin derrière les États-Unis (27%). Selon les projections de l’Agence internationale de l’énergie – calculées sur une prévision de croissance de seulement 6% – la consommation chinoise devrait peser pour 40% dans l’accroissement de la future demande pétrolière mondiale.
Même si tous les pays centrasiatiques producteurs vendaient à la Chine la totalité de leur production, cela ne suffirait pas à étancher son inextinguible soif énergétique. Seul le Proche-Orient pourrait y parvenir. Toujours selon l’Agence internationale de l’énergie, les besoins pétroliers quotidiens de la Chine s’élèveront, en 2015, à 11,3 millions de barils. Ajoutées à une production domestique de 4 millions de barils/jour, les importations quotidiennes chinoises de pétrole angolais (1,4 million de barils), kazakh (1,4 million de barils également) et soudanais (400.000 barils) apparaissent bien dérisoires.
L’Arabie saoudite produit 10,9 millions de barils/jour, l’Iran, 4 millions, les Émirats arabes unis (EAU), 3 millions, le Koweït, 2,7 millions et l’Irak 2,5, aujourd’hui, et 4 millions, d’ici 2015. Malgré de telles potentialités, les autorités chinoises sont loin d’être convaincues que ces pays producteurs peuvent constituer une source fiable et ininterrompue de pétrole pour leur industrie. L’Arabie saoudite, les EAU et le Koweït sont, au goût de Pékin, beaucoup trop proches des États-Unis qui, par ailleurs, disposent de nombreuses bases avancées dans la région (EAU, Bahreïn, Koweït, Qatar et Oman) et entretiennent en permanence un groupe naval dans les eaux du Golfe arabo-persique et dans le détroit d’Ormuz. L’Irak est en pleine convalescence et l’on ne saurait fixer une date pour la reprise réelle de la production pétrolière. D’où les réticences et les inquiétudes des Chinois.
Avec les 550.000 barils/jour qu’elle livre à la Chine, l’Arabie saoudite est devenu l’un des principaux pays fournisseurs de la Chine. Les deux autres sont l’Iran et l’Angola. La Chine compte ajouter l’Irak à sa liste de fournisseurs d’ici 2013-2014, si la production de ce pays, encore instable, redémarre réellement.
2. L’équation iranienne
En attendant, c’est en se tournant vers l’Iran que les autorités chinoises calment leurs craintes de pénurie. Mais là également, elles n’ignorent pas que la solution iranienne, compte tenu de la situation internationale autour du problème du nucléaire iranien, est risquée et vulnérable et qu’elle ne saurait constituer qu’une solution transitoire. Conséquence des sanctions imposées, par les Nations Unies et les Etats-Unis, et des années de gestion économique erratique, l’Iran ne dispose pas du savoir-faire technologique pour subvenir à ses propres besoins énergétiques et son infrastructure industrielle est sinistrée.
L’Iran fournit actuellement près de 15 % des besoins pétroliers de la Chine. Les compagnies pétrolières chinoises ont investi en Iran près de 120 milliards de dollars ces cinq dernières années. Selon le vice-ministre iranien du pétrole, Hossein Noqrehkar-Shirazi, les investissements chinois, planifiés à court terme dans les secteurs de la production pétrolière et gazière ainsi que dans celui des industries de raffinement et de transport, s’élèveront à 40 milliards de dollars[3]. Le géant pétrolier chinois Sinopec a consenti une rallonge de 6,5 milliards de dollars pour la construction de raffineries sur le territoire iranien.
Alors que les démocraties occidentales sanctionnent Téhéran avec leurs embargos à répétition, l’Iran est progressivement devenu une source privilégiée d’approvisionnements énergétiques pour la Chine, la Russie et l’Inde. A l’inverse de l’Occident, ces trois pays investissent massivement dans l’économie iranienne. En 2009, les échanges commerciaux sino-iraniens ont augmenté de près de 35% pour atteindre 27 milliards de dollars. D’un côté, les autorités iraniennes qui ne peuvent se permettre d’être trop regardantes, trouvent leur compte dans ces investissements et échanges commerciaux. D’un autre côté, en accédant presque directement aux formidables réserves iraniennes, la Chine, la Russie et l’Inde se placent en position avantageuse dans le Grand Jeu énergétique eurasiatique et centrasiatique qui fait rêver et qui agite les États-Unis et l’UE.
L’Iran souhaiterait devenir membre à part entière de l’Organisation de Coopération de Shanghai[4] (OCS). Statutairement, cette organisation ne peut admettre en son sein un État sous le coup de sanctions de la part des Nations Unies. En conséquence, l’Iran ne dispose pour l’instant que du modeste statut de pays observateur. En d’autres termes, Téhéran aimerait bien se placer sous la protection d’un puissant allié pour se prémunir d’une attaque américaine ou israélienne. Il y a fort à parier que ni la Chine, ni la Russie ne se hasarderont à un conflit frontal avec Washington pour sauver le soldat Ahmadinejad. Si l’équation iranienne permet à la Chine d’utiliser les ressources de ce pays comme une importante variable d’ajustement en matière d’approvisionnements pétroliers, les autorités chinoises ne perdent pas de vue qu’elle constitue, à moyen terme, un sérieux handicap qui pourrait se transformer en problème crucial si un conflit éclatait dans ce pays.
3. Des détroits vulnérables
La poudrière proche orientale, l’interminable et imprévisible querelle entre les États-Unis et l’Iran et la compétition stratégique naissante entre les États-Unis et la Chine en Asie centrale font peser sur les deux voies maritimes que Pékin utilise une menace réelle.
a. Ormuz
Le détroit d’Ormuz constitue un goulot d’étranglement stratégique. De seulement 36 kilomètres de large dans sa partie la plus étroite, il constitue l’unique voie d’accès au Golfe arabo-persique par laquelle transitent environ 20% des importations pétrolières chinoises. Les autorités chinoises apprécient moyennement la présence constante d’un groupe naval américain patrouillant dans ce détroit.
b. Malacca
Bordé, au nord, par Singapour et, au sud, par l’Indonésie, le détroit de Malacca est un autre goulot d’étranglement potentiel par lequel transitent 80% des importations pétrolières chinoises. D’une largeur de 54 kilomètres dans sa partie la plus étroite, sa sécurité est étroitement assurée et contrôlée par Washington. Dans l’hypothèse d’un conflit sino-américain, Ormuz et Malacca pourraient être instantanément fermés ou au moins contrôlés par la Navy. D’où le développement accéléré par Pékin d’une stratégie d’approvisionnements terrestres – la Route de la Soie du 21ème siècle – qui permettront l’acheminement direct des ressources énergétiques centrasiatiques vers la province occidentale du Xinjiang.
4. Les ressources centrasiatiques et russes
Le Kazakhstan ne possède que 3% des réserves mondiales de pétrole mais celles-ci présentent, aux yeux de Pékin, un avantage exceptionnel : elles sont situées juste de l’autre côté de la frontière. Les Chinois qui considèrent le Kazakhstan comme un de leur fournisseur potentiel de pétrole ne s’y sont pas trompés. Leur stratégie est en place depuis 2005, date de lancement du projet de pipeline financé par la CNPC et qui alimentera en pétrole kazakh les raffineries chinoises du Xinjiang.
En août dernier, le Turkménistan a reçu, de la Chine, un prêt de 4,1 milliards de dollars pour le développement de l’un de ses plus importants gisements gaziers, celui de Yolotan sud[5]. Avec des réserves estimées à plus de 14 billions de m3 ce gisement avait fait naître d’immenses espoirs parmi les experts énergétiques de l’Union européenne qui avaient immédiatement réalisé qu’il était, à lui seul, capable de subvenir aux besoins européens des vingt années à venir. Ce prêt, qui s’ajoute aux 3 milliards de dollars que la Chine avait déjà accordés, en 2009, pour le même gisement et aux 9,7 milliards de dollars qu’elle avait déboursés, pour sa mise en valeur[6], le consortium composé de CNPC, de LG international Corporation (Corée du sud) et de Petrofac International (Émirats arabes unis – EAU), semble bien avoir sonné le glas des espoirs bruxellois.
Malgré de formidables réserves qui placent le Turkménistan au second rang des pays producteurs de gaz naturel de nombreux experts doutent de la capacité de cette république centrasiatique enclavée, au régime ubuesque et fantasque, d’honorer ses contrats avec la Russie – qui, avant la mise en service du gazoduc chinois, absorbait 70% de la production turkmène –, la Chine, l’Union européenne et l’Iran. En fait, les promesses du Turkménistan envers la Chine, l’Iran et la Russie, remettent sérieusement en cause les différents projets de gazoducs transcaspiens qui avaient les faveurs de Washington et de l’Union européenne.
Mais c’est surtout de la Russie que les autorités chinoises semblent attendre un appui stratégique qui leur permettra de boucler une étape cruciale dans l’intégration énergétique régionale et qui ne pourra que renforcer le partenariat sino-russe, tant au sein de l’OCS que du Conseil de Sécurité des Nations Unies. Le pipeline Sibérie orientale - Océan Pacifique – Eastern Siberia - Pacific Ocean (ESPO), dont les travaux ont été lancés le 29 août dernier, constitue la pièce maîtresse de ce partenariat. Au cours de la cérémonie de lancement des travaux de ce pipeline long de 4. 000 km qui reliera Taishet, au cœur de la Sibérie orientale à Nakhodka, près de Vladivostok, le premier ministre russe, Vladimir Poutine, s’est félicité de ce projet multidimensionnel qui renforce considérablement la coopération énergétique sino-russe[7].
Autre exemple de cette coopération, l’inauguration, le 27 septembre 2010, par les présidents russe et chinois, Dimitri Medvedev et Hu Jintao, du pipeline de 1.000 km qui relie Skovorodino au complexe pétrochimique chinois de Daqing[8]. La réalisation de ce pipeline était assortie d’un prêt chinois 25 milliards de dollars contre l’engagement russe de livrer, à Pékin, 300 millions de tonnes de pétrole entre 2011 et 2030.
5. Les gazoducs du futur
Sur le front gazier, il semble bien que la Chine ait décidé de se tourner vers une option sud asiatique qui, aux yeux des autorités chinoises, paraît plus sûre et pérenne. Pékin a déjà investi plus de 200 millions de dollars dans la construction de la 1ère tranche du port pakistanais en eaux profondes de Gwadar, dans la province du Baloutchistan. En contrepartie, les autorités chinoises ont obtenu, des autorités pakistanaises, des garanties souveraines sur les facilités portuaires. Ce port de Gwadar est localisé à seulement 400 km du détroit d’Ormuz. Avec lui, la marine de guerre chinoise disposerait d’une base privilégiée pour surveiller le trafic dans le détroit et, éventuellement, contrecarrer les éventuelles visées expansionnistes de la marine américaine en direction de l’Océan indien. Mais le port Gwadar pourrait également tenir un rôle infiniment plus important dans la compétition ouverte depuis longtemps entre deux projets de gazoducs concurrents : le TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) et l’IPI (Iran-Pakistan-Inde).
a. TAPI
Le projet original TAPI, qui remonte à 1995, faisait l’objet d’un protocole d’accord entre le Turkménistan et le Pakistan. En Août 1996, un consortium pour la construction de ce gazoduc, Central Asia Gas Pipeline Ltd - CentGas Ltd, est créé sous la houlette de la compagnie pétrolière américaine UNOCAL. Si les aléas de la politique afghane et les opérations militaires de la coalition ont, plus ou moins contribué au gel du projet, un nouvel accord est, néanmoins, signé le 27 décembre 2002 par les chefs d’état du Turkménistan, du Pakistan et d’Afghanistan. En 2005, le magazine économique Forbes, estime que « ce projet permettrait aux pays centrasiatiques producteurs d’énergie d’exporter leurs ressources vers les marchés occidentaux en s’affranchissant de la tutelle russe ». En raison de l’instabilité afghane persistante et croissante, le projet est de nouveau ralenti, d’autant plus que la construction de la portion turkmène de ce pipeline qui devait démarrer en 2006 est toujours suspendue. Néanmoins, les autorités afghanes, indiennes et pakistanaises signent, le 24 avril 2008, un accord cadre sur l’achat de gaz au Turkménistan[9]. Aux termes de cet accord qui porte sur un volume de 90 millions de m3 par jour, l’Afghanistan se verrait octroyer un volume initial de 5 millions de m3 / jour pendant les deux premières années d’exploitation – ce volume passerait ensuite à 14 millions de m3 / jour – tandis que le Pakistan et l’Inde se partageraient, à égalité, le volume restant.
b. IPI
Les premières discussions sur le projet IPI, plus connu sous le surnom de « gazoduc de la paix », remontent à 1994. Un accord préliminaire est signé en 1995 entre le Pakistan et l’Iran. Cet agrément prévoit la construction d’un pipeline entre le gisement gazier iranien de South Pars – site d’exploitation offshore considéré comme le plus grand gisement au monde – et Karachi au Pakistan. Ultérieurement l’Iran suggère de poursuivre la construction de ce gazoduc en direction de l’Inde et c’est à la suite de cette proposition qu’un accord préliminaire est signé avec New Delhi. En avril 2008 le président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, annonce son intention de faire entrer la Chine dans le projet[10]. Après avoir signé un accord sur le nucléaire civil avec les États-Unis en 2008[11], l’Inde se retire provisoirement du projet en 2009 en invoquant un désaccord sur la grille tarifaire et en soulevant des problèmes de sécurité. Mais en mars dernier, elle appelle de nouveau l’Iran et le Pakistan pour des discussions trilatérales en mai 2010 à Téhéran.
En janvier dernier, les États-Unis demandent au Pakistan de se retirer du projet IPI, en échange d’une aide américaine dans la construction d’un terminal de liquéfaction de gaz et l’importation d’électricité en provenance du Tadjikistan[12]. Au grand désarroi de Washington, Téhéran et Islamabad concluent, en juin dernier, un accord sur la construction de le tronçon IP de l’IPI. Cet accord prévoit également que l’Inde et la Chine pourront être, ultérieurement, parties prenantes à ce projet et à ses prolongements[13]. Même si l’Inde, sous l’amicale pression de Washington, pour qui traiter avec l’Iran revient à « souper avec le diable », se retire de ce projet, les autorités chinoises ont annoncé leur intention de prolonger ce gazoduc vers leur frontière. Leur idée est de construire ce gazoduc le long de la route du Karakoram. Cette route constitue un axe stratégique construit par les armées pakistanaise et chinoise, de 1966 à 1982, à travers le massif du Karakoram. C’est également la plus haute route asphaltée du monde qui atteint 4. 693 mètres d’altitude au col de Khunjerab, une voie de passage particulièrement intéressante sur le plan stratégique, car située à l’écart de toute influence ou de tout contrôle américain. Autre avantage de cette voie terrestre, elle raccourcit considérablement la voie maritime longue de 20.000 km qui longe les côtes méridionales asiatiques.
Indiscutablement, pour New Dehli l’alignement sur l’IPI serait particulièrement sensé et raisonné sur le plan stratégique. Jamais un tel gazoduc qui unirait le Pakistan et l’Inde n’aurait autant mérité son surnom de « gazoduc de la paix ». En rejoignant ce projet, les autorités indiennes n’auraient plus à redouter, sur leur flanc oriental, un encerclement progressif par une succession de « comptoirs » chinois implantés le long des principaux itinéraires d’approvisionnement entre le Pakistan et le Myanmar. Que ce soit pour un trajet IP, IPI et les variantes IPIC (Iran-Pakistan-Inde-Chine) ou IPC (Iran, Pakistan, Chine) le port de Gwadar ne serait plus simplement un port chinois au Pakistan, mais une plaque tournante essentielle pour tout le sous-continent.
De son côté, le Pakistan, grand consommateur d’énergie, affiche très nettement sa préférence pour la Chine, son allié de toujours. C’est le seul pays qui puisse investir massivement dans toutes sortes de projets d’infrastructures dans ce pays régulièrement ravagé par des catastrophes climatiques. Si la coopération énergétique sans précédent entre l’Iran, le Pakistan et la Chine et, éventuellement, l’Inde, se développe plus avant, elle sonnera le glas des espoirs américains dans le nouveau Grand Jeu eurasiatique et ses répercussions, tant sur le plan géopolitique que sur le plan économique, seront considérables.
6. Conclusion
En dépit de toutes les tensions potentielles qui opposent la Chine, le tandem États-Unis – UE, et la Russie, il est encore trop tôt pour annoncer qui remportera le Grand Jeu qui se joue autour des formidables réserves énergétiques centrasiatiques. Une chose est sûre. A moins que la résurgence de l’agitation islamiste, pour l’instant localisée et contenue au Tadjikistan, ne remette tout en cause, les pays centrasiatiques producteurs de pétrole et de gaz ont des cartes maîtresses à faire valoir face à une Russie qui souhaiterait ne pas perdre son hégémonie sur la région, face à des États-Unis qui ont tout misé sur des pipelines court-circuitant le territoire russe (le Bakou-Tbilissi-Ceyhan – BTC, par exemple) et face à une Chine prête à payer d’importants droits d’entrée dans le jeu.
Pour l’instant, la stratégie prioritaire de Pékin a été le développement d’un remarquable et très diversifié réseau de distributeurs énergétiques – qui couvre aussi bien la Russie et l’Asie centrale que le Proche-Orient, l’Afrique et l’Amérique du sud où, tout récemment, le géant pétrolier chinois Sinopec, vient d’acquérir 40% des actions de la firme brésilienne Repsol[14]. Si la Chine a, jusqu’à présent, démontré sa parfaite maîtrise du jeu dans la partie de poker autour des ressources énergétiques centrasiatiques, la stratégie américaine – court-circuiter la Russie, éloigner la Chine et isoler l’Iran – pourrait très bien prochainement se révéler n’être qu’un inutile coup de bluff.
Copyright © ESISC 2010
--------------------------------------------------------------------------------
[1]http://www.rferl.org/content/TurkmenistanChina_Gas_Pipeline_To_Open/1903108.html
[2]http://www.bloomberg.com/news/2010-10-04/iraq-lifts-oil-reserves-estimate-overtakes-iran-update1-.html
[3] http://www.tehrantimes.com/index_View.asp?code=223937
[4] Organisation intergouvernementale régionale asiatique qui regroupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan. Elle a été créée à Shanghai les 14 et 15 juin 2001 par les présidents de ces six pays. Les acquis de cette organisation se situent essentiellement dans le domaine de la sécurité : manœuvres communes (sino-kazakhes, puis sino-russes en 2005), instance commune de lutte contre le terrorisme (RATS : Regional Anti Terrorist Structure) dont le quartier général est à Tachkent, en Ouzbékistan. Cf. Note d’analyse du 20 mars 2008 : « OCS : Tigre de papier ou naissance d’un dragon »http://www.esisc.org/documents/pdf/fr/cooperation-de-shangai-371.pdf
[5] http://www.rigzone.com/news/article.asp?a_id=97357&hmpn=1
[6]http://www.businessweek.com/news/2010-04-14/turkmenistan-says-south-yolotan-may-hold-more-gas-update1-.html
[7] http://www.iraqwar.mirror-world.ru/article/232898
[8] http://www.chinadaily.com.cn/china/2010-09/27/content_11355283.htm
[9] http://www.upstreamonline.com/live/article153168.ece
[10] http://www.downstreamtoday.com/news/article.aspx?a_id=10460&AspxAutoDetectCookieSupport=1
[11] http://www.upi.com/Science_News/Resource-Wars/2010/03/19/Pakistan-gas-pipeline-is-Irans-lifeline/UPI-27741269029633/
[12] http://www.thaindian.com/newsportal/south-asia/us-asks-pak-to-pull-out-of-iran-gas-pipeline-project-to-qualify-for-extensive-assistance_100303715.html
[13] http://www.atimes.com/atimes/South_Asia/LF15Df02.html
[14] http://blogs.ft.com/beyond-brics/2010/10/01/sinopec-invests-7bn-in-brazilian-oil-alliance/