ANALYSE - Ce week-end, les manifestants se sont volontairement attaqués aux «symboles» de la répression.
«Où est mon vote ?» Calligraphié sur des pancartes portées à bout de bras, le slogan flottait, en juin dernier, au-dessus des cortèges pacifiques comme un ultime appel à l'organisation d'un nouveau scrutin présidentiel. De renversement du régime, il n'était pas question. Six mois plus tard, les cris de la rue ont changé. Croulant sous le poids d'une répression massive, les protestataires redressent la tête en faisant preuve d'une étonnante détermination à résister. Et à défier, pour certains, le pouvoir iranien dans son ensemble. «C'est le mois du sang. Yazid est en péril», hurlaient-ils, ce week-end, en marge des festivités religieuses de l'Ashoura, qui commémorent le martyre de l'imam Hossein. Un subtil parallèle entre Yazid, le calife omeyyade, contre lequel batailla ce grand imam chiite, et le guide suprême, l'ayatollah Khamenei, aujourd'hui défié par une partie de l'opposition.
Le scénario est désormais rodé. Dès qu'une occasion se présente, les opposants iraniens cherchent à faire entendre leur voix. Fête nationale, cérémonie religieuse, arrestation de ténors du mouvement réformiste, tout est prétexte à la contestation. «Ces derniers jours, un nouveau cap a été franchi», observe Azadeh Kian, spécialiste de l'Iran et professeur de sciences politiques à l'université Paris-VII. D'abord cantonnée à la capitale, la colère est en train de déteindre sur les provinces. Y compris dans des petites villes traditionnelles.
Régime sur la défensive
En parallèle, les slogans se radicalisent. Initialement érigés contre Mahmoud Ahmadinejad, le vainqueur contesté du scrutin du 12 juin dernier, ils s'attaquent désormais directement au guide suprême, jusqu'ici resté intouchable. «Khamenei = w.-c.» ose afficher un des nombreux graffitis qui fleurissent, à la nuit tombée, sur les murs de Téhéran. Derrière les mots, il y a aussi les actes. Ce week-end, les manifestants se sont volontairement attaqués aux «symboles» de la répression, en brûlant des motocyclettes de miliciens bassidjis et en saccageant plusieurs postes de police. Une violence inédite pour un mouvement dont certains partisans se revendiquaient, jusqu'ici, du Mahatma Ghandi.
Dépassé par l'ampleur de la révolte, le noyau dur du régime brandit, lui,l'arme de la terreur. Les arrestations massives se multiplient. Les menaces de mort aussi. Elles visent, plus systématiquement, l'entourage des deux principaux chefs du mouvement, Mehdi Karoubi et Mir Hossein Moussavi. Le neveu de ce dernier aurait, selon certains sites réformistes, reçu plusieurs mises en garde avant de faire l'objet d'un assassinat ciblé, en plein cœur des manifestations de dimanche. L'opposition accuse également le guide suprême et les gardiens de la révolution d'avoir «ouvert la cage aux lions», en laissant le champ libre aux miliciens islamistes pour tirer sur la foule. Mais le recours à la force ne suffit pas à freiner l'élan protestataire. Au contraire. «Ces méthodes sont en train de pousser de nombreuses familles traditionnelles à basculer du côté de l'opposition», prévient, depuis Téhéran, une sociologue qui préfère garder l'anonymat.
Hétéroclite, la contestation ne l'a jamais autant été. Ce ne sont plus les acteurs habituels de la société civile - femmes, étudiants, intellectuels -, fervents défenseurs de la démocratie, qui manifestent. Le mouvement englobe désormais, en son sein, d'ex-politiciens conservateurs, choqués par la brutalité de la répression, notamment le viol, cet été, de plusieurs manifestants arrêtés - dont le fils de l'un d'entre eux. «Ça craque de partout», constate Christian Bromberger, ancien directeur de l'Institut français de recherche en Iran. Et de citer, également, la fronde menée par d'importants ayatollahs réformistes qui multiplient les réquisitoires contre la tournure que prend le système. «Avant, les débats étaient confinés à des réunions à huis clos, à des échanges de courriers. Il y avait toujours ce besoin de sauver les apparences. Aujourd'hui, les divisions sont transparentes et publiques», poursuit-il.
À Téhéran, la rumeur raconte que l'armée pourrait, elle aussi, emboîter le pas aux protestataires. Dans une lettre, néanmoins difficilement authentifiable, et qui fait le tour de l'Internet, de hauts gradés de l'armée régulière osent s'insurger contre la répression en cour. «C'est invérifiable, mais c'est plausible. Car l'armée représente l'enfant pauvre de la révolution. À l'inverse des gardiens de la révolution - l'armée parallèle et idéologique -, elle n'a pas bénéficié de la manne pétrolière. Si elle reçoit l'ordre d'intervenir contre les manifestants, elle n'a, a priori, aucune motivation pour mater dans le sang un soulèvement populaire», remarque Azadeh Kian. Contactés en Iran, plusieurs témoins évoquent, eux, l'essoufflement de certains membres de la police et des forces antiémeute. «Ils sont nombreux à avoir des cousins ou des frères parmi les manifestants. Ils font face à un difficile dilemme», constate un journaliste iranien.
Spirale de commémoration des martyres
Le cycle de la violence est vicieux. Car il pourrait se retourner contre le régime. D'autant plus que, prise au piège de ses propres traditions chiites, où le culte des morts est important, la République islamique est en train de s'enfoncer dans une spirale interminable de commémoration des martyres de la contestation, donnant lieu à de nouvelles manifestations. «Cette situation n'est pas sans rappeler celle de la révolution de 1979», relève Azadeh Kian.
La République islamique est-elle, pour autant, au bord de l'effondrement ? «Faute d'alternative politique, il est difficile d'imaginer un renversement du régime», répond-elle. Avant de poursuivre : «On peut imaginer une solution transitoire dans laquelle le guide suprême serait amené à céder une partie de son pouvoir en acceptant d'être remplacé par un conseil collégial, tandis que d'autres institutions comme le Parlement bénéficieraient d'un rôle plus prépondérant.» Mais encore faudrait-il qu'Ali Khamenei soit prêt à accepter certaines concessions. «Si aucune solution n'est trouvée, le pire est à prévoir», prévient un autre journaliste iranien, qui n'exclut pas la possibilité d'une «guerre civile».