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FRÈRES MUSULMANS
DE LA GUERRE FROIDE À LA GUERRE SAINTE DES FRÈRES MUSULMANS
Par Robert Dreyfuss
Adaptation français par
Point de Bascule Canada le 1er juin 2010
À l'automne de 1953, une rencontre très particulière a eu lieu à la Maison Blanche entre le président Dwight D. Eisenhower et un jeune agitateur du Moyen-Orient. Une photo montre le président, âgé alors de 62 ans, debout, les poings serrés comme s'il voulait défendre avec fermeté un point de vue. À ses côtés, un Égyptien au teint olivâtre, portant un habit gris, la barbe bien taillée, serrant un paquet de feuilles derrière le dos, et fixant avec intensité le président. Il n'a que 27 ans, mais déjà il a plus de dix ans d'expérience au sein de l'islam violent et militant, du Caire à Amman et à Karachi. Près de lui, des membres d'une délégation d'érudits, de mollahs et d'activistes de l'Inde, de la Syrie, du Yémen, de la Jordanie, de la Turquie et de l'Arabie saoudite, certains vêtus d'habits, d'autres portant des costumes traditionnels.
Ce visiteur n'était nul autre que Saïd Ramadan, un important idéologue d'un groupe clandestin d'islamistes, connu sous le nom des Frères musulmans. Aux côtés du président, Ramadan a l'allure d'un homme respectable, d'un invité bienvenu.
Officiellement, Ramadan se trouvait aux États-Unis pour assister à un colloque sur la culture musulmane, à l'université de Princeton, coparrainé par la librairie du Congrès. L'événement avait eu lieu en août avec tout le décorum souhaitable dans le hall Nassau de l'université.
Le compte rendu de l'événement laisse penser que l'événement était le résultat fortuit de la présence d'un grand nombre de personnalités du Moyen-Orient en visite aux États-Unis. On peut y lire que: «Durant l'été de 1953, un nombre particulièrement important d'érudits musulmans éminents se trouvaient aux États-Unis». Mais ces visiteurs n'avaient pas traversé l'océan Atlantique par hasard. Le colloque était organisé par le gouvernement américain, financé par lui et les participants avaient été choisis en fonction des services qu'ils pouvaient rendre. Les organisateurs de la conférence s'étaient rendu au Caire, à Bahrain, Beyrouth, New Delhi et d'autres villes pour y sélectionner des participants. Comme beaucoup d'entre eux, Saïd Ramadan, un idéologue intransigeant et pas du tout un érudit, visitait les États-Unis, tous frais payés.
Une note de service, désignée confidentielle et qui est maintenant accessible, donne une idée du but du projet. « En surface, la conférence apparaît comme un rassemblement d'érudits. C'est l'impression qu'on veut donner. » Le vrai but, souligne la note est «de rassembler des personnalités dont l'opinion peut avoir du poids dans des domaines comme l'éducation, la science, le droit, la philosophie et inévitablement la politique.....On s'attend notamment à que ce colloque donne élan et direction à un mouvement Renaissance de l'islam.» À cette époque, les États-Unis commençaient à s'intéresser de près aux affaires du Moyen-Orient, et les islamologues et universitaires américains se demandaient dans quelle mesure l'islam politique pouvait servir à étendre l'influence américaine dans la région.
Il peut paraître étrange de considérer une société secrète, responsable d'assassinats et d'actions violentes, comme un signe précurseur d'une renaissance de l'islam. Mais une telle vue cadrait parfaitement avec la politique américaine de l'époque où à près tout ce qui s'opposait au communisme pouvait être considéré comme un allié possible. Tous les officiels de la CIA ou du Secrétariat d'État, qui étaient en fonction au Moyen-Orient entre la fin de la Deuxième Guerre et la chute du communisme soviétique, et que j'ai interrogé, m'ont dit que l'islam était alors considéré comme une barrière à l'expansion soviétique et l'influence du marxisme auprès des masses.«Nous pensions que l'islam pouvait faire contrepoids au communisme» affirme Talcott Seelye, un diplomate américain, qui, a rendu visite à Saïd Ramadan alors qu'il était en poste en Jordanie au début des années 50. «Il nous apparaissait comme un élément modéré et positif». De fait, ajoute Hermann Eilts, un autre diplomate américain en fonction en Arabie Saoudite vers la fin des années 40, les officiels Américains au Caire «rencontraient régulièrement» Said Ramadan, ainsi que Hassan al-Banna alors chef des Frères musulmans et «nous le trouvions tout à fait ouvert à nos idées».
Quarante ans après la visite de Saïd Ramadan à la Maison Blanche, les Frères musulmans sont devenus les inspirateurs et modèles de nombreux groupes islamistes de l'Arabie Saoudite à la Syrie, de Genève à Lahore - et Ramadan, son organisateur international en chef, s'est transformé en agent qui a joué un rôle dans presque toutes les manifestations de l'islam politique. Les islamistes purs et durs du Pakistan ( voir "Among the Allies," page 44 ) dont les compères ont formé les talibans en Afghanistan et qui ont aidé al-Qaida depuis les années 90, ont pris pour modèles les Frères musulmans. Le régime des ayatollahs en Iran est sorti d'une société secrète, appelée les Fervents de l'islam, une filiale des Frères musulmans dont le chef dans les années 50 était le mentor de l'ayatollah Ruhollah Khomeini. Le Hamas, une organisation terroriste palestinienne, a d'abord été une branche des Frères musulmans. Le Djihad islamique égyptien dont les membres ont assassiné le président Anwar Sadat en 1981 et qui a fusionné avec al-Qaida en 1990, est né des Frères musulmans dans les années 70. Et plusieurs des chefs afghans, fers de lance du djihad anti-soviétique dirigé par la CIA dans les années 80 et qui ont aidé Ben Laden à construire son réseau «d'Arabes afghans» ancêtres d'al-Qaida, étaient membres des Frères.
Il n'est pas exagéré de dire que Saïd Ramadan est le grand-père idéologique d'Osama ben Laden. Mais Ramadan de même que les Frères musulmans et leurs alliés islamistes n'auraient jamais pu planter les graines qui ont donné naissance à al-Qaida s'ils n'avaient pas été considérés comme des alliés des États-Unis durant la guerre froide et s'ils n'avaient pas été appuyés secrètement ou ouvertement par Washington. Ramadan lui-même, des documents le prouvent, a travaillé pour la CIA.
Les États-Unis et ses partenaires comme l'Arabie Saoudite et le Pakistan n'ont pas créé l'islam politique radical, dont les prémisses théologiques ont été formulées dès le 8e siècle. Mais prenons l'exemple d'un mouvement plus près de nous. En Amérique, le fondamentalisme chrétien remonte à 1840 et l'évangélisme de droite n'était qu'une force désorganisée jusqu'au 20e siècle. La droite religieuse n'avait pas de vrais chefs politiques et très peu d'influence sur le monde réel avant l'émergence de la Moral majority, la Christian coalition et l'arrivée, vers la fin des années 70, de porte-parole comme Jerry Falwell, Tim LaHaye et Pat Robertson. Pareillement, la droite islamique n'est devenue un mouvement politique qu'avec des individus comme al-Banna, Saïd Ramadan et d'autres penseurs. En tolérant, et dans certains cas, en aidant ces activistes, les États-Unis ont contribué à donner à l'islamisme structure et direction, le transformant en une tornade politique mondiale.
Saïd Ramadan naquit en 1926 à Shibin el Kom, village situé à une quarantaine de miles au nord du Caire. Il rencontra al-Banna et se joignit à son mouvement alors qu'il n'avait que 14 ans. Six ans plus tard, diplômé de l'université du Caire, il devint le secrétaire personnel de al-Banna et son bras droit. Un an plus, Ramadan fut nommé rédacteur en chef d'Al Shihab, le journal des Frères musulmans et il épousa la fille de al-Banna, ce qui lui permettait d'aspirer légitimement à la direction de l'organisation.
Ramadan devint l'ambassadeur itinérant de al-Banna, ce qui lui donna la possibilité d'établir de nombreuses relationsà travers le monde. En 1945, il se rendit à Jérusalem (alors sous contrôle britanniques) où l'on pouvait discerner les signes avant-coureurs de la guerre qui allait éclater entre les Arabes et les Juifs. Durant les années qui suivirent, Ramadan fit la navette entre Jérusalem, Amman, Damas et Beyrouth pour y établir des filiales des Frères musulmans. À cette époque, la Palestine était un territoire sous contrôle britannique: en fait une région pauvre et quasi désertique, peuplée d'Arabes et de Juifs en guerre. Ramadan prêcha l'islam militant dans les mosquées et dans des campus et participa à la formation de groupes paramilitaires composés de jeunes hommes opposés au colonialisme britannique et à l'immigration sioniste. Dès 1947, il y avait déjà 25 filiales des Frères musulmans en Palestine, comptant de 12 mille à 20 mille membres. En 1948, Ramadan aida les Frères à mobiliser des combattants contre l'armée juive qui luttait pour la création de l'État d'Israël. Comparées aux forces armées égyptiennes et syriennes, les forces des Frères étaient numériquement et militairement insignifiantes, mais cette participation symbolique contribua à augmenter le prestige de l'organisation dans les années qui suivirent.
même à en devenir le secrétaire général. Le Pakistan, le premier pays à imposer la charia, la loi islamique, devait attirer de nombreux idéologues fondamentalistes et devenir une sorte de deuxième pays pour Ramadan. Le gouvernement inexpérimenté donna à Ramadan la possibilité de prêcher à la radio nationale et le premier ministre Liaquat Ali Khan écrivit la préface de l'un de ses livres.
Au Pakistan, Ramadan travailla en étroite collaboration avec un jeune islamiste nommé Abul-Ala Mawdudi, qui avait fondé la Société islamique: mouvement très semblable aux Frères musulmans. Comme il l'avait fait en Palestine, Ramadan aida Mawdudi à organiser une phalange paramilitaire d'étudiants fanatisés pour lutter contre la gauche pakistanaise. Connue par ses initiales en ourdou, IJT, elle s'inspirait des escadrons fascistes de Mussolini. Ses membres, souvent armés, attaquèrent des étudiants gauchistes sur les campus. «Les lancements d'œufs furent suivis d'agressions plus graves, particulièrement à Karachi» écrivit Seyyed Vali Reza Nasr, un spécialiste de ce mouvement. Le IJT forma une génération de radicaux qui prirent le pouvoir au Pakistan en 1977 sous la direction du dictateur général Zia ul-Haq. Ils soutinrent le djihad en Afghanistan, et protégèrent al-Qaida. Ils représentent toujours une menace pour le régime actuel.
Entre ces voyages au Pakistan, Ramadan travailla également avec des fondamentalistes arabes, particulièrement des Palestiniens et des Jordaniens, qui fondèrent le Parti de la libération islamique. Ce parti devait donner naissance à de nombreuses branches en Asie centrale. Dans les années 90, le parti - connu maintenant sous le nom arabe Hizb ut-Tahrir, et soutenu par l'Arabie saoudite - est devenu une importante formation radicale alignée sur al-Qaida. Elle a maintenant des cellules à Londres, en Allemagne et dans d'autres pays européens. Alors qu'il était en Jordanie dans les années 50, Ramadan aida à y fonder une branche des Frères musulmans, qui, comme au Pakistan, devait s'en prendre aux nationalistes de gauche.
Mais les efforts de Ramadan en Palestine, en Jordanie et au Pakistan n'étaient que des escarmouches avant l'affrontement beaucoup plus sérieux qui allait se produire en Égypte au milieu des années 50 avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser. Nasser, un militaire charismatique acquit un statut légendaire du jour au lendemain en renversant en 1952 le gouvernement monarchique dissolu lors d'un coup d'État. En réclamant l'indépendance de l'Égypte et en demandant aux Britanniques de quitter leurs bases militaires et de céder la gestion du canal de Suez, voie commerciale stratégique, Nasser devint un héros pour des millions d'Arabes - et il fit peur à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, surtout parce que son nationalisme menaçait leurs intérêts pétroliers dans le Golfe (le premier ministre britannique Anthony Eden envisagea même de le faire assassiner).
Les Frères voyaient en Nasser un détestable laïc, ayant abandonné l'islam et trop disposé à coopérer avec les communistes. En 1954, un des Frères musulmans tira huit coups de feu sur lui. Nasser réprima l'organisation, arrêtant plusieurs de ses chefs. Ramadan, alors ministre des Affaires étrangères de l'organisation, était en Syrie, cherchant à monter les esprits contre Nasser. En 1954, Nasser retira à Ramadan son passeport égyptien. Mais son exil ne devait pas durer longtemps.