Journaliste au Monde.fr
Au-delà du débat sur la posture équivoque d'Islamabad, le dernier acte de la traque du chef suprême d'Al-Qaïda, Oussama Ben Laden, a relancé les spéculations sur le rôle trouble joué par l'Inter-Services Intelligence (ISI), les services secrets pakistanais, une organisation tentaculaire, souvent qualifiée d' « Etat dans l'Etat ».
Hors des frontières du Pakistan, l'ISI véhicule depuis quelques années les fantasmes les plus divers, alimentés par sa proximité supposée, et parfois avérée, avec certains groupes islamistes de premier plan. Cette réputation sulfureuse, qui lui vaut régulièrement les coups de semonce de « l'allié » américain, la plus grande des trois agences de renseignement du pays la doit essentiellement à son passé[1]. Fondé en 1948 par un officier britannique, le major-général Cawthome, dans la foulée de la création de la République islamique du Pakistan par Muhammad Ali Jinnah, l'ISI est né de l'échec du renseignement lors de la première guerre menée contre l'Inde en 1947-1948. A l'époque, les deux pays sont engagés dans une lutte sans merci. Objectif : la conquête du Jammu-et-Cachemire, vaste Etat montagneux situé dans le nord de l'Inde, mais dont Islamabad lui dispute la souveraineté.
Pendant les quelque trente années qui suivent l'indépendance, acquise le 15 août 1947, l'ISI se concentre prioritairement sur le renseignement intérieur, notamment dans les provinces contiguës du Baloutchistan (sud-ouest) et du Sind (sud-est), en proie à des tensions nationalistes récurrentes. Au début des années 1970, cependant, échaudées par trois conflits avec le grand rival indien (1947-1948, 1965, 1971), qu'elles considèrent comme une menace grandissante pour la sécurité nationale, les autorités pakistanaises prennent conscience de la nécessité de s'ouvrir plus largement au renseignement extérieur. Le « basculement » s'opère véritablement en 1979.
« Grand jeu » afghan
Cette année-là, l'ISI se trouve propulsé en première ligne. Non seulement il est chargé par le président d'alors, Mohammad Zia Ul-Haq, de surveiller les activités des organisations chiites sur le territoire - conséquence directe de la révolution islamique iranienne survenue en février -, mais il est aussi et surtout confronté au coup de force militaire des Soviétiques chez le voisin afghan, fin décembre. De cette époque troublée, l'ISI, agence exclusivement militaire et sous tutelle du ministère de la Défense pour son budget, conservera une double casquette : celle du renseignement intérieur et du renseignement extérieur. « C'est en cela que ce service extrêmement puissant, qu'il convient de placer sur le même plan que l'armée de terre, l'armée de l'air et la marine, se démarque de la CIA américaine et de la DGSE [Direction générale de la sécurité extérieure] française, lesquelles ne travaillent qu'à l'extérieur. L'ISI, lui, est également très implanté sur le territoire, même si cela ne fait pas partie de ses objectifs prioritaires », souligne Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement.
La guerre qui fait rage en Afghanistan pendant près de dix ans renforce le tropisme extérieur de l'ISI. En coulisses, appuyée par la CIA, qui l'utilise comme « paravent », l'agence mène bataille contre l'Armée rouge en soutenant les mouvements de résistance à l'occupant soviétique, dont ceux de Jalaluddin Haqqani, de Gulbuddin Hekmatyar - avec lequel elle entretient des liens étroits - et de feu le commandant Massoud. Une section spéciale est même créée pour assurer le suivi de la situation sur place. Au total, plus de 10 000 combattants auraient été formés sous le couvert de l'ISI. Le retrait opéré par l'URSS en 1989 ne change pas fondamentalement l'engagement des services secrets pakistanais, toujours soucieux d'installer à Kaboul un régime « ami ».
Ce n'est qu'en 1994, après avoir « lâché » Hekmatyar en raison de son implication dans l'attentat du 26 février 1993 contre le World Trade Center à New York, que l'ISI va se tourner vers les talibans. Une carte que l'agence joue d'autant plus volontiers qu'elle redoute l'influence déstabilisatrice des chefs de guerre, obnubilés par leur pouvoir personnel. Les voix discordantes sont réduites au silence : ainsi, le futur président afghan, Hamid Karzaï, est expulsé de son refuge pakistanais pour avoir manifesté un peu trop vivement son opposition au mouvement taliban...
Réseaux clandestins
La période post-11 septembre 2001 marque un tournant crucial pour l'ISI, dont la devise Foi, Unité, Discipline est, pour la première fois, sérieusement ébranlée. Avec la « guerre contre le terrorisme » menée par les Etats-Unis s'ouvre le temps des premières purges. Le tout nouveau président pakistanais, Pervez Musharraf, écarte ainsi de l'organisation tous les cadres qui, selon lui, sont réputés un peu trop proches des talibans et de leurs alliés d'Al-Qaida. Le patron de l'ISI de l'époque, le lieutenant-général Mahmoud Ahmed, est l'un des tout premiers à en faire les frais. D'autres, nombreux, suivront. Mais, hors de tout contrôle étatique, les réseaux clandestins entre ces membres de l'ISI « mis à la retraite d'office » et les islamistes perdurent, voire se renforcent. Au point d'être aussi, voire plus, virulents contre le pouvoir d'Islamabad que contre la coalition internationale en Afghanistan.
Aujourd'hui, alors qu'Al-Qaïda fait face à l'avenir sans son chef historique, l'ISI se targue d'avoir contribué à l'arrestation de plus de 700 membres de la nébuleuse terroriste ces dix dernières années, dont celle de Khalid Cheikh Mohammed, cerveau autoproclamé des attentats du 11 septembre. Une manière de battre en brèche l'idée largement répandue d'un « double jeu ». Mais, pour beaucoup, l'ISI, censé être subordonné aux services du Premier ministre, échappe au moins en partie à l'autorité du pouvoir politique et demeure étroitement lié à la mouvance islamiste. Un point de vue que partage Eric Denécé : « Depuis des années, les services secrets pakistanais soutiennent, entraînent et financent des groupes terroristes, aussi bien à l'Est, côté indien, qu'à l'Ouest, où ils ont tout fait pour que l'Afghanistan devienne un pays satellite du Pakistan. Cela s'explique notamment par le fait que l'ISI est largement composé d'officiers farouchement liés à l'islam radical ».
L'agence, très compartimentée[2], entretiendrait par ailleurs un climat de crainte permanent, aux dires des associations de défense des droits de l'homme qui l'accusent de répression, de torture et d'exécutions sommaires, notamment dans le Baloutchistan. Sans aller jusque-là, Eric Denécé, lui, évoque le poids de l'ISI dans la société pakistanaise, et notamment sur la classe politique : « L'ISI a déjà, à plusieurs reprises, fait et défait la carrière de personnalités qu'il soupçonnait de nuire aux intérêts nationaux - dont il se pose comme l'unique garant -, notamment en laissant filtrer des informations à la presse ». Cette omnipotence explique sans doute que, jusqu'à présent, personne n'ait jamais osé s'attaquer de front à cette agence hors norme.
- [1] Les deux autres agences nationales sont le Renseignement militaire (MI) et le Bureau du renseignement (IB), centré sur les activités politiques intérieures.
- [2] Dirigé par le lieutenant-général Ahmed Shuja Pasha, l'ISI, dont le siège se trouve à Islamabad, comprend huit départements : renseignement humain, contre-espionnage, renseignement électronique, coordination du « renseignement Nord » (section chargée de la maîtrise des conflits au Jammu-et-Cachemire et en Afghanistan), opérations clandestines, exploitation du renseignement, soutien logistique des opérations et formation au renseignement. En 2008, le service comptait, selon les estimations, au moins 25 000 personnes.
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