Le récent et vacillant réchauffement des liens turco-arméniens, consacré par les accords de Zürich du 10 octobre 2009 devant être ratifiés par les parlements nationaux respectifs entre de plain-pied dans la géopolitique de la Mer Noire. Si les temps changent, les positions stratégiques aussi, et il n’est pas improbable que Turcs et Russes en arrivent à dégager un front commun pour s’assurer d’une stabilité régionale favorable non seulement au commerce mais aussi à la pacification des rivalités interethniques.
Si ce scénario devait être confirmé les mois et années à venir, il ne manquerait d’interagir avec la politique étrangère de l’Union Européenne, et ce, sur les plans politiques comme énergétiques.
L’éternelle candidate Européenne
La Turquie est en effet une très ancienne connaissance des chancelleries européennes. Depuis 1959 pour être exact lorsque les autorités turques posèrent officiellement le dossier de candidature de membre associé sur le bureau de la CEE (Communauté Economique Européenne) de l’époque. Il lui fallut cependant attendre octobre 2005 pour que débutent les négociations d’adhésion en tant que membre à part entière par la Commission Européenne.
Les tergiversations diplomatiques qui avaient autrefois retardé l’éventualité d’étudier le dossier turc ne cessèrent pas pour autant après cette date clef puisque certains hommes politiques nationaux de premier plan exposèrent leur réticence à voir la Turquie rentrer dans les instances européennes.
Les raisons de ces atermoiements nécessiteraient une longue étude qui n’est pas le propos de cet article, sans omettre qu’ils ne sont pas tous clairement énoncés, comme le poids démographique qui modifierait singulièrement la répartition des eurodéputés par pays en vertu du Traité de Lisbonne et le principe de proportionnalité dégressive. Il faut surtout retenir que la patience des responsables turcs a été repoussée très loin bien que ces derniers aient effectué des efforts manifestes en vue d’un rapprochement avec l’Europe, intégrant dans leur droit national de nombreuses références communautaires (ce que l’on nomme juridiquement l’acquis communautaire, l’un des trois critères de Copenhague) afin de se rapprocher le plus possible des exigences en la matière. La tergiversation est d’autant plus étonnante et difficilement compréhensible, si ce n’est pour retarder l’inéluctable aveu aux peuples européens, que les aides de l’Union de 2002 jusqu’à 2013 aboutissent au coquet total de 6 milliards d’euros à travers les programmes APT (aide de pré-adhésion pour la Turquie) puis IAP (instrument d’aide de pré-adhésion) depuis 2007.
Or, l’Europe doit en outre prendre en grande considération un facteur de prime importance : l’approvisionnement énergétique !
La Turquie, partenaire énergétique incontournable
Dans le jeu géoéconomique du maillage des réseaux de distribution d’énergie, la Turquie se place assurément en première ligne. Le projet Nabucco, déjà évoqué au sein d’un autre article, est une pièce maîtresse de la volonté d’indépendance en matière d’approvisionnement de gaz pour le vieux continent.
Signalons utilement que la Turquie dispose d’une voix prépondérante quant aux décisions stratégiques y étant liées et qu’elle n’a pas manqué de s’en servir à l’encontre de Gaz de France en début d’année. Officiellement en réponse au vote des parlementaires hexagonaux en faveur de la reconnaissance du génocide Arménien [1]. Echaudé par le refus infligé à GDF Suez, EDF a préféré nouer pour sa part un partenariat avec South Stream en lieu et place de Nabucco. Et la Turquie en est une fois sortie grand vainqueur puisque le tracé initialement à destination de la Bulgarie s’orientera désormais sur son territoire pour pallier la défection des autorités Bulgares qui ont préféré opter pour Nabucco.
Car Nabucco est LE projet d’avenir supporté à bout de bras par plusieurs pays européens, et en sous-main par les instances bruxelloises, afin de contourner la mainmise russe sur l’acheminement énergétique à destination de l’Europe. Encore que les avis de spécialistes diffèrent quant à l’approvisionnement continu et suffisant pour alimenter le vieux continent puisque l’Azerbaïdjan à lui seul ne pourrait fournir suffisamment de mètres cube par an (31 milliards selon les voeux des défenseurs du projet) et en outre, l’accord du Turkménistan n’est pas encore acquis (les négociations traînant en longueur depuis 2008). L’Iran serait une solution envisageable de par ses richesses gazières, classé quatrième exportateur mondial, toutefois ce choix se heurterait inévitablement au veto américain comme Israélien.
Günther Oettinger, commissaire européen à l’Energie, a très récemment surpris nombre d’observateurs en proposant le soutien de son institution au projet de Gazprom moyennant le respect de certaines conditions tout en débloquant peu après 200 millions d’euros de financement par la Commission de Bruxelles en faveur de Nabucco. L’on ne peut que se permettre de conjecturer sur cette politique peu amène à rassurer les investisseurs.
En terme de richesse pétrolifère, difficile aussi de passer sous silence le fameux tracéBakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui défraya grandement la chronique il y a quelques mois lors du conflit Géorgeo-Russe. La peur d’une perte d’approvisionnement via cet oléoduc rendit les occidentaux particulièrement nerveux pendant et après la guerre [2]. La Turquie, outre son investissement financier, sait pertinemment que le long transit (1 076 kilomètres) sur son territoire ainsi que le terminal portuaire de Ceyhan lui confère un poids déterminant vis-à-vis de l’Europe et des Etats-Unis.
Pour finir, et toujours dans le domaine des pipelines, précisons que le tracé Samsun-Ceyhan permettra de relier la Mer Noire à la Méditerranée, offrant une alternative séduisante aux pays riverains dans le cadre de futurs prolongements du réseau.
On imagine dès lors sans peine ce qu’il pourrait advenir si la Turquie devait ébaucher un rapprochement ferme avec la Russie à plus ou moins brève échéance.
Géopolitique-fiction ? Pas si sûr…
Entre désappointement et nouvelle donne géopolitique
Des cartes ont en effet été abattues ces derniers mois, et elles n’ont guère été favorables aux alliés occidentaux de la Turquie.
Tout d’abord il faut souligner que sitôt l’effondrement de l’URSS, la Turquie s’est avisée de prendre rapidement contact avec d’anciens pays de l’ex-Union Soviétique, à commencer par les républiques turcophones dont les liens culturels apparaissent patents. Ainsi l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan (et un peu plus loin à l’est, les Ouïgours du Xinjiang en territoire Chinois) bénéficièrent d’un intérêt marqué par les autorités d’Ankara. Ce panturquisme fut une forme de soft power de la part des héritiers de Mustafa Kemal et eut des résultats mitigés puisque Moscou, un temps affaiblie, amorça un contrôle plus renforcé de son proche étranger. Ce qui n’empêcha pas pour autant Recep Tayyip Erdogan, Premier Ministre turc, d’énoncer pendant le Congrès de Bakou de 2007 la création d’un secrétariat général permanent des chefs d’États turcophones [3].
Cependant, le retour en force de la Russie sur la scène internationale soit par ses coups financiers (introduction au sein du capital d’EADS, tentative de rachat d’Opel), industriels (lancement du nouveau jet d’affaires moderne Sukhoï Superjet 100), militaires (réponse à l’agression géorgienne en Alanie du sud) ou diplomatiques (resserrement des liens avec les Etats les plus influents de l’Union Européenne après le refroidissement des relations à l’été 2008) donna à la Turquie à réfléchir tout en l’incitant à réorienter ses priorités. Avec d’autant moins de remords que la porte de l’Europe ne s’était pas plus entrebaillée qu’auparavant et qu’elle pouvait se permettre de lorgner vers d’autres horizons. Ajoutons en outre que la Russie était devenue au fil du temps un partenaire commercial de premier plan pour le pays [4], ce qui était et reste une donnée à prendre conséquemment en compte en matière diplomatique.
Ainsi,dès le 8 septembre l’année 2008, Russes et Turcs se sont entendus pour envisager une plateforme de sécurité et de stabilité dans le Caucase. L’initiative avait déjà été évoquée quelques semaines auparavant à Moscou en liaison avec Ankara, prouvant par là l’intérêt réel qu’elle suscite de part et d’autre de la Mer Noire. Le 18 novembre de la même année, le ministre russe de la défense, Anatoli Serdioukov, n’a pas tari d’éloges sur les velléités de la Sublime Porte de s’immiscer dans le jeu caucasien à l’issue d’une rencontre avec son homologue turc, le tout en confirmant avoir établi les bases contractuelles de cette coopération.
Plus récemment encore, le 5 mars 2010, le ministre turc des Affaires Etrangères Ahmet Davutoglu a donné un satisfecit à la Russie pour sa bonne volonté dans le réglement des conflits et la coopération bilatérale, une façon de préparer le terrain diplomatique pour la prochaine venue du Président de la Fédération de Russie en mai à Ankara après la rencontre en janvier à Moscou entre le Premier Ministre turc Tayyip Erdogan et le président russe Dmitri Medvedev. Cette dernière visite fut par ailleurs d’importance puisqu’elle fut le prélude à une négociation visant à la fin très prochaine du régime des visas pour les ressortissants des deux États : un rêve inaccessible pour les Européens du fait du veto inflexible polono-lituanien et de l’alignement réclamé sur les coûteux passeports biométriques.
Plus prégnant encore, un haut responsable du parti au pouvoir, l’AKP, a très clairement et surtout publiquement déclaré vouloir la signature d’un nouveau Yalta en Europe avec la formation d’un glacis territorial propre à apaiser les inquiétudes Russes portées à leur pinacle lors des velléités américaines d’installer un bouclier antimissile en République Tchèque et Pologne [5]. Les propos étaient sans trop de fard destinés à complaire au Kremlin. Et il put d’autant plus se le permettre que l’OTAN gela l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine en décembre 2008, proposant un statut iconoclaste (MAP pour Membership Action Plan) ayant surtout pour objectif de rasséréner Moscou et ne pas détériorer davantage les relations entre elle et l’organisation militaire.
De plus, la question du Haut-Karabagh implique pour la Turquie, alliée de l’Azerbaïdjan, et la Russie, alliée de l’Arménie à s’entendre de façon profitable afin de réchauffer les liens entre les différentes parties au conflit. A ce titre, l’Azerbaïdjan pointée du doigt par l’Occident pour avoir fait avorter une tentative de révolution de couleur lors des élections de 2005, s’est rapprochée ostensiblement de l’orbite de Moscou ces dernières années. Les intérêts convergent comme il est permis le relever.
L’axe de la Mer Noire ?
L’Histoire a souvent été conflictuelle entre l’Empire Tsariste et l’Empire Ottoman, et froidement neutre tout au long de l’époque soviétique. Il parait surprenant par voie de conséquence de constater un net réchauffement entre ces deux pays. Loin d’être un épisode international éphémère, les signes continus donnés de part et d’autre des capitales laissent entendre qu’il existe désormais une réelle volonté de partenariat et de partage d’influence régionale.
Si cet axe devait se formaliser à l’avenir, il aurait une grande probabilité de trouver son substrat dans la défiance à l’égard des Occidentaux et rendrait caduc toutes les tentatives d’indépendance énergétique de ces derniers à l’égard de la Russie. Le tout en compliquant la présence et l’approvisionnement Européens dans les territoires d’Asie Centrale qui ont déjà commencé à négocier avec la Russie et la Chine l’acheminement de leurs ressources naturelles [6].
Sur ce plan, Moscou peut se vanter de reprendre tout doucement la main après sa mise à l’index lors des évènements du Caucase en août 2008. Son opportunisme mâtiné de réalisme pourrait se révéler autrement plus payant que les vociférations inconséquentes de certains chefs d’États européens ces dernières années. Dans le grand jeu géopolitique de l’après-crise, la Russie et la Turquie escomptent bien y faire entendre leur voix en devenant incontournables à la croisée des chemins énergétiques et diplomatiques.
Yannick Harrel, Cyberstratégie