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27 juin 2010 7 27 /06 /juin /2010 05:45

Enquête : L’Église catholique a favorisé l’entrée en scène d’Hitler et pavé la voie à l’Holocauste 4/4

 

Par Alexis Adrianis sur une étude de David Kertzer

 

Partie 1

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Partie 2

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Partie 3

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La fameuse encyclique de Pie XI qui ne fut jamais éditée

 

Au début de l’été 1938, Pie XI se convainquit de la nécessité d’une déclaration publique sur l’antisémitisme et invita un prêtre jésuite américain, le père John LaFarge, à le rencontrer. Lors de cette entrevue du 22 juin, le pape chargea l’Américain, à la grande surprise de ce dernier, de rédiger une encyclique qui devrait, tout en affirmant l’unité de l’humanité, condamner le racisme et l’antisémitisme. Le pape avait lu le livre que LaFarge avait écrit sur les préjugés raciaux aux États-Unis et jugeait que le prêtre américain était la meilleure personne susceptible de préparer une telle encyclique. Mais Lafarge, effrayé par l’ampleur de la tâche qu’on lui confiait, alla voir le supérieur de l’ordre des jésuites, le père polonais Wladimir Ledochowski, pour lui demander son aide. Ledochowski lui adjoignit deux autres jésuites: l’Allemand Gustav Gundlach et le Français Gustave Desbuquois.


Rappelons que le père Ledochowski était l’homme qui, en 1914, avait pris l’initiative de faire traduire en italien la diatribe antisémite autrichienne du père Kolb pour la diffuser auprès des membres du Vatican. Il n’est donc guère surprenant que le dirigeant des jésuites ait choisi Gustav Gundlach pour travailler avec LaFarge sur l’encyclique. Dans les milieux catholiques, Gundlach faisait autorité en matière d’antisémitisme, ayant écrit un texte de référence puisqu’il s’agissait de l’article intitulé “Antisémitisme” destiné à l’encyclopédie de théologie catholique allemande publiée quelques années auparavant. L’article en question reprenait une fois de plus la sempiternelle distinction entre les deux sortes d’antisémitisme, l’un non chrétien, se fondant sur les notions de race et de völkisch (“National”. Vocable utilisé sous le régime de Hitler pour marquer l’appartenance à la race germanique), et l’autre conforme aux enseignements chrétiens. Cette dernière forme d’antisémitisme s’opposait aux juifs parce qu’ils exerçaient une “influence désastreuse” sur la société. L’antisémitisme catholique, approuvé par l’Église, ne laissait pas de place à la haine raciale. Mais, expliquait Gundlach, la menace réelle constituée par les juifs imposait aux catholiques de faire leur possible – dans le respect des lois – pour combattre l’influence négative exercée par les juifs dans la vie économique, politique, les sciences et les arts. – On trouvera une analyse de l’article consacré à l’antisémitisme de l’encyclopédie Gundlach dans Miccoli, Giovanni, 1997b, “L’enciclica mancata di Pio XI sul razzismo e l’antisemitismo”, Passato e presente, 15, p. 35-54 – On trouve une traduction anglaise de la totalité de l’article dans Passelecq et Suchecky, 1997, p. 47-49

 

La longue déclaration peaufinée par les trois jésuites fut sans surprise. Il n’en ressortait aucune condamnation retentissante de l’antisémitisme. Le projet se contentait d’affirmer l’opposition de l’Église au racisme et sa foi en l’unicité de l’humanité. Le passage sur les juifs, tout en condamnant les opinions racistes à leur encontre, reflétait parfaitement la position séculaire de l’Église. Les juifs “aveuglés par leur soif de domination matérielle et de profit” n’avaient pas reconnu le Sauveur. Leurs dirigeants “avaient appelé sur leurs têtes la malédiction divine” qui les avait condamnés “à errer à perpétuité sur la surface de la terre”. L’espoir de l’Église qu’ils se convertissent un jour, continuait le texte, “ne l’empêche pas de percevoir les dangers spirituels auxquels les contacts avec les juifs peuvent exposer les âmes, ou d’être consciente de la nécessité de sauvegarder ses enfants contre la contagion morale”. Reprenant l’article antérieur de Gundlach, le projet d’encyclique reconnaissait aux gouvernements le droit de se mêler des “problèmes concernant le peuple juif dans les domaines purement profanes”, et “l’Église laisse au pouvoir concerné la solution de ces problèmes”. L’Église demandait seulement que l’État agisse avec “justice et charité” dans toute action entreprise pour protéger la société chrétienne contre les juifs. – Le texte complet du projet d’encyclique se trouve dans Passelecq et Suchecky (1997, édition anglaise), p. 176-275. Les citations proviennent des pages 249-257

 

Aussi timorée qu’elle fût, l’encyclique condamnant l’antisémitisme raciste ne fut jamais publiée. Les raisons en restent quelque peu mystérieuses. Le père LaFarge et ses collègues achevèrent leur version à la fin septembre, et LaFarge vint en personne la remettre à Rome au père Ledochowski en s’attendant à ce qu’il la retransmît immédiatement au pape. Mais le supérieur des jésuites n’était pas particulièrement enthousiasmé par les dispositions du pape, et plutôt que de remettre directement le projet à Pie XI, il le transmit à un autre jésuite, Enrico Rosa, l’ancien dirigeant de Civiltà cattolica. Rappelons que Rosa publiait au même moment une série d’articles dénonçant les juifs. Autant dire qu’en s’adressant à lui, Ledochowski ne pouvait que donner l’impression de vouloir retarder, sinon saboter le projet. C’est en tout cas ce que le père Gundlach lui-même vint à penser, furieux de voir gâché les mois de travail qu’il avait consacrés au projet. Le père Rosa mourut un mois et demi après avoir reçu le texte, lequel parvint enfin à Pie XI début 1939, sur son lit d’agonie. Le pape mourut le 9 février sans avoir délivré l’encyclique. Son successeur, Pie XII, désireux de normaliser les relations avec Hitler, décida que le mieux était d’évacuer toute critique de l’antisémitisme nazi et stoppa toute l’affaire. Le document resta enfoui dans les archives du Vatican. –On trouve l’histoire de l’encyclique “cachée” dans Passelecq et Suchecky, 1995, 1997 (voir aussi la préface d’Émile Poulat), et dans Miccoli, 1997b et 2000, p. 315-320. Se reporter également à l’analyse de Cornwell, 1999, p. 192-195 – Dans la mesure où Pie XI n’a jamais eu l’occasion de travailler sur le projet, il est impossible de dire s’il lui convenait ou pas. Il est toutefois significatif qu’il ait confié la tâche au père LaFarge qui n’avait jamais travaillé à ce niveau de responsabilité au Vatican et qui se trouvait à Rome par hasard. On ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment que le pape, par cette démarche si peu orthodoxe, tentait de court-circuiter les voies habituelles, convaincu du fait que ses conseillers les plus proches se seraient opposés à la préparation d’une telle encyclique.

 


L’Italie se vote des lois antijuives

 

En 1938, il n’y avait pas qu’en Allemagne que les juifs étaient persécutés. Quelques jours à peine avant la fameuse entrevue de Pie XI avec les pèlerins belges, début septembre, le gouvernement italien annonçait une première vague de lois antijuives. Complétées de quelques clauses additionnelles deux mois plus tard, lesdites “lois raciales” licenciaient tous les enseignants juifs des écoles publiques, expulsaient les enfants juifs des écoles secondaires et imposait une ségrégation entre les enfants juifs et catholiques dans les écoles primaires. Les juifs ne pouvaient plus être fonctionnaires et l’accès à d’autres secteurs de la vie publique leur était interdit; ils furent expulsés de l’armée et ne pouvaient être propriétaires d’affaires importantes. Le mariage entre juifs et catholiques fut prohibé et aucun chrétien ne pouvait plus être employé dans une maison juive. – Guisalberti, Alberto M., 1990, Il Parlamento italiano. Storia parlamentare e politica dell’Italia 1861-1992, vol. 12, Nuova CEI, Milan, p. 86

 

Les lois raciales en Allemagne et en Italie n’auraient pas été suivies très vite de l’extermination massive des juifs d’Europe, qu’elles attireraient aujourd’hui davantage l’attention. Il est bizarre et quelque peu troublant qu’on ait en particulier ignoré les lois italiennes, comme si, rétrospectivement, au regard de l’extermination des juifs, elles pouvaient trouver l’excuse d’être relativement clémentes. La campagne fasciste antijuive en Italie pose également un autre problème. Les lois raciales ont une tonalité étrangement familière, car elles ressemblent fort à celles édictées par l’Église à l’époque où elle exerçait le pouvoir dans le pays.


Mussolini et ses sous-fifres étaient pleinement conscients de cette similarité, et utilisèrent le fait que l’Église avait longtemps préconisé des mesures semblables pour imposer les leurs. En 1939, par exemple, Roberto Farinacci, membre du Grand Conseil fasciste, donna une conférence sur “L’Église et les juifs” à l’Institut milanais pour une culture fasciste: “Depuis plus de vingt ans, rappelait-il fièrement, j’ai dénoncé le péril judaïque et défendu la nécessité de libérer des juifs les centres nerveux de notre pays, ces juifs qui par des moyens diaboliques ont réussi à étendre partout leurs tentacules.” Non seulement les juifs portaient la responsabilité du bolchevisme et des révolutions communistes mais, ajoutait-il, ils étaient également derrière le mouvement antifasciste italien: “Nous, catholiques fascistes, considérons le problème juif d’un point de vue strictement politique. […] Mais notre âme est confortée de savoir que si nous, catholiques, sommes devenus antisémites, nous le devons aux enseignements que l’Église a répandus depuis vingt siècles.”

 

Jusqu’à la Révolution française, rappelait Farinacci, tous les États – “leur législation étant inspirée par celle de l’Église” – avaient exclu “les juifs des offices publics, des écoles, de l’accès à l’université, et leur avaient interdit d’exercer des postes de direction dans les affaires. Toutes ces dispositions se conformaient à celles des conciles de l’Église et des bulles pontificales”.


Qu’était-il arrivé avec l’émancipation des juifs par la Révolution française? L’Église, demandait-il, avait-elle changé ses lois, la papauté ses décrets? “Ma question est ironique. L’Église ne pouvait changer de cours sans porter un coup fatal à l’infaillibilité de ses enseignements; elle ne le pouvait pas et ne le voulait pas. Elle réaffirma au contraire sa doctrine et confirma ses directives antijuives.”


Ici, Farinacci – à l’exemple de la plupart des autres leaders fascistes – reconnaissait le rôle important joué par Civiltà cattolica, “sans aucun doute le plus autorisé de tous les périodiques catholiques”. Il citait en particulier un article de 1890 où, soulignait-il, l’auteur “qualifie les droits de l’homme proclamés par la Révolution française de droits des juifs, et où il estime inadéquats les remèdes [que d’autres proposent] contre la “race dépravée”, cette ennemie de l’humanité – dont les plus radicaux, la confiscation des propriétés et l’expulsion. En fait, les révérends pères jésuites demandent l’annulation de toutes les lois qui donnent aux juifs l’égalité civile et politique”.Civiltà cattolica, continuait Farinacci, avait depuis longtemps mis en garde ses lecteurs contre les francs-maçons dont les juifs se servaient pour persécuter les chrétiens. Quelques mois auparavant, rappelait-il, le journal jésuite avait également déclaré que “la religion judaïque était profondément corrompue”. L’article qui avertissait que “le judaïsme visait toujours la domination du monde”, soulignait le dirigeant fasciste, avait été publié peu de mois auparavant, “c’est-à-dire après que fascisme et nazisme eurent eux-mêmes commencé, dans la pratique et au détriment des juifs, à tenir compte de ces vérités”.


Farinacci rappelait que la constitution de l’ordre des jésuites interdisait d’accepter comme membre “quiconque avait des ancêtre juifs […] jusqu’à la cinquième génération […] Le racisme aryen des jésuites, ajoutait-il, est donc plus sévère que celui pratiqué en Allemagne”. Les fascistes disposaient donc avec les jésuites “de précurseurs et de maîtres qui n’ont pas varié sur la question juive. […] Et si nous pouvons nous reprocher quelque chose, c’est de ne pas avoir appliqué la même intransigeance dans notre manière de traiter les juifs”.


Et les jésuites n’étaient pas seuls, continuait Farinacci, en donnant l’exemple de Mgr Jouin en France, de son journal la Revue internationale des sociétés secrètes et de la publication par ses soins des Protocoles des sages de Sion. Et de citer longuement le message du pape Benoît XV complimentant le travail de Jouin. – Farinacci, Roberto, 1938, La Chiesa e gli ebrei, conférence tenue le 7 novembre xvii… à Milan pour l’inauguration annuelle de l’Istituto di cultura fascista, Rome – Roberto Farinacci était l’un des dirigeants fascistes les plus pronazis et faisait partie de la minorité de la réunion historique du 25 juillet 1943 du Grand Conseil qui avait voté contre la déposition de Mussolini. Il rejoindrait ultérieurement Mussolini sous le régime nazi fantoche de Salò et serait exécuté par les partisans à la Libération. Sur l’évolution de l’antisémitisme du régime fasciste italien, cf. Sarfatti, Michele, 2000, Gli ebrei nell’Italia fascista, Einaudi, Turin

 

Niccolò Giani, professeur d’histoire fasciste à l’université de Padoue, avait lui aussi recours aux textes de l’Église, comme d’autres fascistes partisans des lois raciales, dans sa brochure de 1939 qu’il avait intitulée Pourquoi nous sommes antisémites. Après avoir repris l’accusation traditionnelle de l’Église contre le Talmud qui aurait enjoint aux juifs de tuer même les meilleurs des chrétiens et de les traiter tous comme des animaux, il citait un fait récent. Au début de l’année, lors d’une célébration de l’Épiphanie, l’évêque de Crémone s’était dit clairement partisan des lois raciales lors d’un sermon en sa cathédrale. Quelques semaines après l’annonce de la deuxième vague de lois raciales italiennes, l’évêque avait déclaré à ses fidèles: “L’Église n’a jamais dénié à l’État le droit de circonscrire ou d’empêcher l’influence économique, sociale et morale des juifs, quand elle est néfaste à la tranquillité et au bien-être de la nation. L’Église n’a jamais dit ou fait quoi que ce soit pour défendre les juifs, les pratiques judaïques ou le judaïsme.” – Giani, Niccolò, 1939, Perché siamo antisemiti, n.p.: Quaderni della Scuola di Mistica fascista Sandro Italico Mussolini, p. 24. Le sermon fit date et fut cité dans l’Osservatore romano. – Pichetto, M.T., 1983, Alle radici dell’odio. Preziosi e Benigni antisemiti, Angeli, Milan, p. 119, n. 33, p. 89 – Cet ouvrage donne également d’autres informations sur Benigni, Preziosi ainsi que sur Les protocoles.

 

L’évêque de Crémone ne faisait nullement exception au sein de la hiérarchie ecclésiastique italienne quand il donnait sa bénédiction aux lois raciales. Un mois après ledit sermon, un des plus prestigieux cardinaux italiens, l’archevêque de Florence, donnait dans le bulletin archidiocésain des conseils à ses prêtres et fidèles sur la manière de réagir aux dernières mesures: “L’Église, écrivait-il, enseigne le respect absolu et l’obéissance complète à la loi et aux autorités civiles, quand elles n’ordonnent rien qui aille contre les commandements divins. […] Quant aux juifs, poursuivait-il, personne ne peut oublier l’œuvre de démolition qu’ils ont entreprise non seulement contre l’esprit de l’Église, mais au détriment de la coexistence civile. Il n’est que de rappeler qu’au moment où éclata la Première Guerre mondiale, les juifs italiens ont réussi à faire exclure le Vicaire du Prince de la Paix, le Saint-Père, de la future conférence de la paix.” Mais il y avait plus, poursuivait l’archevêque: “L’Église, de tout temps, a jugé que vivre avec les juifs était dangereux pour la foi et la tranquillité des chrétiens. C’est la raison pour laquelle elle a depuis des siècles promulgué des lois visant à isoler les juifs.”L’Église n’avait jamais changé de politique en interdisant aux chrétiens de travailler dans des foyers juifs, ou aux enfants chrétiens de suivre un enseignement dispensé par des juifs. Ce n’était pas une question de race, ajoutait-il, c’est une question de religion. –Archevêque Dalla Costa, cité par Cavarocchi, Francesca, 1999, “La stampa ecclesiastica di fronte aile leggi razziali”, dans Enzo collotti, éd. Razza e fascismo: La persecuzione contro gli ebrei in Toscana (1938-1943), Carocci, Rome, p. 420-421

 

Inutile de dire que Farinacci et autres dirigeants fascistes citant l’Église pour justifier les nouvelles lois antisémites le faisaient pour des raisons politiques qui leur étaient propres, et leur sincérité est évidemment sujette à caution. Mais s’ils pouvaient exploiter l’Église de cette façon, c’est parce que celle-ci avait grandement contribué à poser les fondations des lois raciales fascistes. Cela faisait des décennies que des courants proches du Vatican avaient dénoncé les juifs comme les méchants conspirateurs contre le bien public. Des décennies que la presse liée au Vatican se lamentait sur les effets funestes de l’émancipation des juifs. Des décennies que les autorités ecclésiastiques mettaient en garde contre les conséquences néfastes de l’octroi aux juifs de l’égalité des droits. Des décennies que la presse italienne catholique dénonçait l’influence disproportionnée des juifs en Italie. Comment s’étonner, après tout cela, que la campagne antijuive de Mussolini se soit heurtée à si peu de résistance de la part des catholiques italiens?


Ni le pape ni aucune autre autorité ecclésiastique ne s’opposa aux manœuvres fascistes visant à dépouiller les juifs de leurs droits. Les récriminations du pape au sujet des lois raciales, dans la faible mesure où elles s’exprimèrent, ne touchaient qu’à des aspects mineurs qui concernaient également les catholiques. – Sur la position ambiguë de l’Église au sujet de l’utilisation de la notion de “race” contre les juifs, surtout telle qu’elle apparaît dans Civiltà cattolica de 1938 à 1943, cf. Taradel et Raggi, 2000, La segregazione amichevole: “La Civiltà cattolica” e la questione ebraica, 1850-1945, Einaudi, Rome, p. 98-123

 

On peut s’en rendre compte à la lecture du premier article de Civiltà cattolica sur les nouvelles lois, à l’été 1938. Le Conseil des ministres italien avait publié le 1er septembre, rapportait la revue, un édit révoquant la citoyenneté de toutes les personnes “de race juive” l’ayant acquise après 1918 et ordonnait à tous les juifs qui n’étaient pas citoyens de quitter l’Italie dans les six mois. “Le coup porté aux juifs, poursuivait Civiltà cattolica,lors de la session du 2 septembre du Conseil des ministres n’est pas moins rigoureux.” Le journal donnait alors le texte exhaustif portant sur l’expulsion des enfants et des enseignants juifs des écoles, celle des membres juifs des académies et instituts universitaires, scientifiques et artistiques. Il ajoutait sans commentaire les précisions fournies par le gouvernement. Toutes ces mesures concernaient aussi “tous ceux qui sont nés de deux parents de race juive, qui seront considérés eux-mêmes de race juive même s’ils pratiquent une religion différente du judaïsme”.


Civiltà cattolica en venait immédiatement après à la façon dont le régime fasciste s’était référé à la publication jésuite dans le but de justifier les nouvelles lois raciales. La presse fasciste avait prêté une attention particulière à la série des trois articles de la revue publiés en 1890 sur “la question juive en Europe”. En revenant sur l’usage fait par les fascistes de leurs articles passés, les jésuites de Civiltà cattolica tenaient à souligner la différence entre leur propre approche catholique du problème juif et celle du fascisme: “Nous insistons sur le fait qu’on ne peut reconnaître le mérite à la vigoureuse campagne [de 1890] alors inspirée par le spectacle de l’invasion et de l’arrogance judaïques d’avoir “posé le problème racial à la manière fasciste” avant même que le terme de fascisme existe, comme Il Regime fascista du 28 août le voudrait.”


La différence entre les deux approches ne résidait pas dans le jugement porté sur la dépravation des juifs ou le danger qu’ils représentaient, car sur ce point bien peu de chose séparait l’Église des fascistes. Mais les points de vue divergeaient dès lors qu’on avait recours à la biologie pour justifier la discrimination contre les juifs. Le journal réaffirmait la position prise dans ce premier texte de 1890: “La question juive ne se pose pas différemment aujourd’hui de la façon dont elle se posait au Moyen Âge.” Dans ses articles du siècle précédent le père Ballerini expliquait sans ambages que le problème venait du rejet de Jésus par les juifs, qui avaient abandonné la loi de Moïse pour embrasser le Talmud. C’est le Talmud que “les nations chrétiennes haïssent – non sa partie théologique qui est insignifiante – mais celle qui a trait à l’éthique et contredit les principes les plus élémentaires de la morale naturelle”. Et le journal de conclure, quelques jours à peine après l’introduction des lois raciales en Italie, que la bataille des catholiques contre les juifs “doit être comprise comme une légitime défense du peuple chrétien contre une nation étrangère aux nations qui l’hébergent, contre l’ennemi juré de leur bien-être. Ce qui incite à prendre des mesures visant à rendre ces gens inoffensifs”. – «Italia: 2. La posizione degli Ebrei – 3. La “Civiltà cattolica” et la “Quesitone ebraica”», Civiltà cattolica, 1938, III, p. 558-561

 

On s’est tellement préoccupé de ce que Pie XII avait dit ou pas dit au sujet de la campagne nazie contre les juifs – sur laquelle son influence était tout de même fort limitée – qu’on est surpris du peu d’intérêt suscité par le point de vue de Pie XI sur les lois raciales italiennes de 1938. Ces lois furent conçues, approuvées et annoncées dans la ville sainte, là où l’influence pontificale – moins de dix ans après la reconnaissance de l’Église catholique romaine comme religion d’État par le gouvernement italien – était immense. Or en deux mois, entre septembre et novembre 1938, le gouvernement italien déclara les juifs indésirables, expulsa les enfants juifs des écoles et renvoya de leurs travail de très nombreux adultes. Il demanda aussi aux catholiques d’éviter la fréquentation des juifs et de les traiter comme une source de souillure. Les clauses des lois mussoliniennes comme leurs justifications étaient celles-là mêmes que l’Église préconisait.


Un aspect des lois raciales suscita tout de même la protestation et même la colère du pape vieillissant. Selon ces lois, tout juif converti au catholicisme restait juif et les mariages entre catholiques d’origine juive et les autres étaient donc prohibés. Les membres des couples déjà mariés étaient considérés comme des fornicateurs.


Silencieux sur toutes les autres mesures raciales, le pape s’éleva avec énergie contre cette clause. Le 10 octobre 1938, le représentant du gouvernement italien auprès du Saint-Siège envoya un rapport à Mussolini sur les réactions du Vatican à la seconde fournée des lois raciales: “Les récentes délibérations u Grand conseil au sujet de la défense de la race n’ont généralement pas reçu d’accueil défavorable au Vatican”, commençait-il. La seule réserve émise par les responsables de l’Église avait trait aux problèmes matrimoniaux censés être, selon le concordat, du ressort de l’Église et non de l’État. Et l’émissaire du gouvernement italien de conclure: “J’ai eu confirmation de ce sentiment par Monseigneur Montini [membre du secrétariat d’État du Vatican ] […] Le grand souci, en fait le seul, du Saint-Siège [à propos des nouvelles lois raciales] porte sur les problèmes de mariage avec des juifs convertis.” – De Felice, Renzo, 1993, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, édition revue, Einaudi, Turin, p. 293

 

Le pape attachait une telle importance au problème qu’il contourna les résistances s’opposant à sa volonté de faire annuler les mesures gouvernementales sur le mariage en s’adressant directement, démarche inhabituelle, au roi Victor-Emmanuel III en personne. Le billet du pape attirant l’attention du roi sur le projet de loi “pour la préservation de la race italienne” ne faisait pas la moindre allusion, et encore moins d’objection, aux mesures antijuives qui en constituaient l’essentiel. Le pape se contentait de demander au roi d’intervenir au sujet de la clause relative au mariage des catholiques d’origine juive. – Le texte de la note du pape se trouve dans de De Felice, Renzo, 1993, Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, édition revue, Einaudi, Turin, p. 564. Se reporter également à l’analyse que fait Miccoli, 1989, “Santa Sede e Chiesa italiana di fronte all leggi antiebraiche del 1938”, dans La Legislazione antiebraica in Italia e in Europa, Camera dei Deputati, Rome, p. 163-174, de l’attitude du Saint-Siège envers les lois raciales en Italie, ainsi qu’à celle de Spinosa, 1952

 

Ce fut cette prise de position que l’on diffusa auprès des fidèles italiens lorsque les nouvelles mesures contre les juifs italiens furent mises en application. À la mi-novembre, l’Osservatore romano publia un article sur les lois raciales centré sur l’objection de l’Église au sujet des clauses empêchant le mariages entre catholiques et juifs convertis au catholicisme. Alors même que les enfants juifs étaient expulsés des écoles publiques, les chercheurs juifs des institutions scientifiques publiques, les fonctionnaires et enseignants juifs privés de leur emploi, le message était clair: l’Église n’y voyait rien à redire. –L’Osservatore romano, 14-15 novembre 1938; commentaire de Marchi, 1994, p. 838 – L’absence de toute protestation publique en Italie contre les lois raciales de 1938 reste encore aujourd’hui un sujet pratiquement tabou dans la mesure où cela va à l’encontre de ce que Bidussa, 1994, a appelé “Le mythe du bon italien”, Saggiatore, Milan. S’il faut en croire ce mythe, le bon peuple italien fit tout son possible pour aider les juifs, contrairement aux Allemands, Autrichiens, Français, Hongrois, Croates et autres peuples qui ont joyeusement contribué à la campagne nazie contre les juifs. L’étude de l’histoire de la collaboration sous le régime fasciste italien, en particulier à l’heure des lois raciales, a à peine commencé.

 

À la mort du pape, début 1939, le secrétaire d’État Eugenio Pacelli lui succéda sous le nom de Pie XII. Un an plus tard la Seconde Guerre mondiale commençait et l’Italie rejoignait le camp allemand en déclarant la guerre à la France et à la Grande-Bretagne. L’Holocauste entamait lui aussi son parcours mortel. Un flot de récits d’atrocités effarantes affluèrent bientôt de l’Europe occupée par les nazis au Vatican. – Pour le récit particulièrement terrifiant, envoyé à Pie XII à la fin août 1942, du massacre de dizaines de milliers de juifs, hommes, femmes et enfants en Ukraine, consulter Le métropolite de Léopol des Ruthènes Szeptychyj au pape Pie XII, Léopol, 29-31 août 1942, document n° 406 dans Blet et al., 1967, p. 625-629

 

Cette guerre que Mussolini avait prévue brève et glorieuse se révélait ni l’une ni l’autre. En 1943 le vent avait tourné, et le 10 juillet les premières divisions anglo-américaines débarquaient en Sicile. Deux jours plus tard, l’état-major militaire allié, tout en ne contrôlant qu’une petite partie du territoire italien, annonçait l’abrogation de toutes les lois discriminatoires fondées sur la religion ou la race. – Sarfatti, Michele, 2000, Gli ebrei nell’Italia fascista, Einaudi, Turin, p. 224-225

 

Les revers militaires suscitèrent une révolution de palais qui fit chuter Mussolini deux semaines plus tard. Les forces alliées avançaient rapidement dans le Sud et le gouvernement italien tenta désespérément de négocier un armistice. Quinze jours après la destitution de Mussolini, le 10 août 1943, le représentant officieux du Vatican auprès du gouvernement italien, le père Tacchi Venturi, écrivit au secrétaire d’État du Saint-Siège, le cardinal Luigi Maglione, en lui suggérant de profiter du renversement de l’ancien régime pour modifier les lois raciales italiennes. Mais l’émissaire du Vatican n’avait pas en tête la révocation générale des lois antijuives. Conformément aux préoccupations de Pie XI cinq ans auparavant, il proposait au Vatican d’intervenir afin d’annuler les seules clauses visant les juifs convertis au christianisme. – Lettre du père Tacchi Venturi au cardinal Maglione, Rome, 10 août 1943. Document n° 289 dans Blet et al., 1975, p. 423-424

 

Le 18 août, le cardinal Maglione répondit avec enthousiasme à la proposition, sans doute après en avoir discuté avec le pape Pie XII. Il pria le père Tacchi Venturi de faire son possible pour faire modifier les lois raciales sur trois points: 1) les familles dont les membres du couple étaient l’un catholique de souche, l’autre juif converti seraient désormais considérées comme totalement “aryennes”; 2) les personnes qui avaient entamé une procédure de conversion au catholicisme au moment où les lois raciales entraient en application (1938) et furent donc baptisées ultérieurement seraient considérées comme catholiques et non comme juives; 3) les mariages célébrés depuis 1938 entre une personne catholique de souche et une personne catholique d’origine juive seraient validés par la loi. – Lettre du cardinal Maglione au père Tacchi Venturi, 18 août 1943. Document n° 296 dans Blet et al., 1975, p. 433-434

 

Le 29 août, le père Tacchi Venturi donnait des nouvelles de l’affaire au secrétaire d’État. Depuis sa dernière lettre il avait été contacté par un groupe de juifs italiens terrorisés par la perspective d’une invasion imminente de l’Italie par l’armée nazie. Ils espéraient, écrivait-il, “le retour intégral à la législation introduite par les régimes libéraux en vigueur jusqu’en novembre 1938”. Bref, ils demandaient de restaurer les lois qui garantissaient aux juifs l’égalité des droits. Mais, rapportait l’émissaire du Vatican, il avait rejeté leurs revendications. Lors de la rédaction de la pétition au nouveau ministre de l’Intérieur italien: “Je me suis limité, comme c’était ma mission, aux trois points spécifiés par le méritoire message de Votre Éminence en date du 18 août. […] J’ai pris soin de ne pas exiger l’abrogation intégrale d’une loi [des lois raciales] qui, conformément aux principes et à la tradition de l’Église catholique, comprend certainement quelques clauses qui doivent être abolies, mais en contient d’autres parfaitement fondées et qui devraient être prorogées”. – Lettre du père Tacchi Venturi au cardinal Maglione, 29 août 1943. Document n° 317 dans Blet et al., 1975, p. 458-462. Tacchi Venturi avait joint à la lettre la pétition qu’il avait envoyée à Umberto Ricci, le nouveau ministre de l’Intérieur italien. La lettre commençait ainsi: “Son Éminence le secrétaire d’État de Sa Sainteté me demande de contacter les autorités compétentes du gouvernement royal italien afin d’obtenir un acquiescement aux trois propositions suivantes relatives aux lois raciales actuelles.” Après avoir présenté chacune des trois propositions, il concluait sa requête au représentant du nouveau gouvernement de la façon suivante: “Ce serait un excellent moyen pour le gouvernement de réparer l’offense faite au pontife romain par la violation du concordat… ”

 

Peu de temps après, les soldats allemands investissaient la péninsule et entraient à Rome où ils procédèrent à une rafle d’un millier de juifs dans le vieux ghetto.


Bouleversé par les nouvelles de la rafle, le cardinal Maglione convoqua immédiatement l’ambassadeur allemand, Ernst von Weizsäcker. Le cardinal prit soin de transcrire par écrit le déroulement de l’entrevue tout de suite après.


– Excellence, avait supplié le cardinal, je sais que vous avez bon cœur; tentez de sauver tous ces innocents. Il est douloureux pour le Saint-Siège, au-delà de toute mesure, qu’ici même, à Rome, sous les yeux du Pontife, tant de gens doivent souffrir uniquement en raison de leur origine particulière.


L’ambassadeur, à l’issue de quelques instants de réflexion, me demanda: “Que fera le Saint-Siège si les choses suivent leur cours?”


– Il ne plairait pas au Saint-Siège, répondis-je, d’être contraint de prononcer des paroles de désapprobation.


– J’ai suivi avec admiration, fit observer l’ambassadeur, le comportement du Saint-Siège depuis maintenant quatre ans. Il a réussi à diriger son esquif à travers les écueils sans s’y échouer et, bien qu’il fasse sans aucun doute plus confiance aux alliés, il a su préserver un parfait équilibre.”


Si le cardinal Maglione, par cet échange, avait jamais songé faire acte de protestation contre la rafle des juifs de Rome, il changea rapidement d’avis. Von Weizsäcker l’avertit que l’ordre de la rafle venait “de très haut lieu” (autrement dit de Hitler en personne) en suggérant au cardinal que celui-ci ne souhaiterait pas forcément indisposer le haut commandement nazi en contraignant l’ambassadeur à rapporter les paroles de désapprobation du Saint-Siège à son gouvernement.


“J’ai répondu, rapportait le cardinal Maglione, que je cherchais à intervenir en faisant appel à ses sentiments d’humanité. Je m’en remettais à son jugement pour la question de savoir s’il devait ou non mentionner notre conversation, laquelle avait été particulièrement cordiale.” – Notes du cardinal Maglione, 16 octobre 1943. Document n° 368 dans Blet et al., 1975, p. 505-506

 

Je tenais à lui rappeler, continuait le secrétaire d’État, que le Saint-Siège, comme lui-même l’avait noté, mettait toute sa circonspection à ne pas donner l’impression au peuple allemand qu’il agissait de la moindre manière, dans cette guerre terrible, contre l’Allemagne.” – Miccoli, Giovanni, 2000, I dilemmi e i silenzi di Pio XII, rizzoli, Milan, p. 253, dans son commentaire sur cette entrevue note qu’elle reflète la déférence du Vatican envers le point de vue nazi qui considérait les juifs comme les ennemis du peuple allemand. Le Vatican acceptait en effet la logique nazie selon laquelle toute requête en faveur des juifs envoyés à la mort représentait un acte d’hostilité contre le peuple allemand.

 

“Je dus néanmoins lui expliquer que le Saint-Siège ne devait pas être mis en position d’avoir à protester. Quant aux suites d’une telle protestation, au cas où le saint-Siège y serait contraint, nous devrions simplement nous en remettre à la Providence divine.”


Mais le secrétaire d’État de Pie XII conclut son entrevue avec l’ambassadeur d’Allemagne en ce jour lugubre sur une note réconfortante: “Je répète, avait déclaré le cardinal Maglione, que Votre Excellence m’a affirmé qu’elle tenterait de faire quelque chose pour ces pauvres juifs. Je vous en remercie. Quant au reste, je m’en remets à votre jugement. Si vous pensez qu’il est plus opportun de ne pas mentionner cette conversation, qu’il en soit ainsi.” – Notes du cardinal Maglione, art. cit., p. 506

 

Deux jours plus tard, on fit monter le millier de juifs que les Allemands avaient raflés à Rome dans le train à destination d’Auschwitz. Ils ne furent qu’une poignée à en sortir vivants.

 

Extraits de “Le Vatican contre les juifs – Le rôle de la papauté dans l’émergence de l’antisémitisme moderne” par David Kertzer, éditions Robert Laffont, Paris, 2003

Photo: Google Images

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M
<br /> <br /> Bon Matin honorable tout Aschkel !<br /> <br /> <br /> Grands mercis pour cette Enquête (1,2,3,4) concernant l'Église "Cathos" , qui a favorisé l'entrée d'Hitler au Pouvoir, et pavé la voie à l'Holocauste !<br /> <br /> <br /> De cette Enquête, et compte tenu de la "Nouvelle Alliance" soutenue depuis des Siècles, l'Église, leader INFLUENT d'un Christianisme Contesté-Déchiré, a agi conformé à ses Prérogatives dites<br /> "Canoniques", "Évangéliques" et "Apostoliques" !<br /> <br /> <br /> De plus, ou du Même souffle, tant que cette Église et les Églises du Christianisme miseront sur les "Données de la Nouvelle Alliance", Israël et la Communauté Juive seront en situation permanente<br /> de "Danger" d'Alliance !<br /> <br /> <br /> Mais, de notre Personne, la Torah nous demeure la Vraie Alliance !  - 27 juin 2010 / 15 tamouz 5770 -   <br /> <br /> <br /> <br />
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