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19 octobre 2009 1 19 /10 /octobre /2009 23:26




Ferdinand Marian se sentait maudit. A la fin de sa vie, cet acteur autrichien autrefois très populaire avait dû se rendre à l'évidence. Sa carrière cinématographique se résumait au seul rôle qu'il regrettait pourtant d'avoir joué : celui du Juif Süss. Marian avait tenu le rôle titre dans ce film de propagande nazie sorti en 1940. Le comédien frustré avait alors sombré dans l'alcoolisme avant de se tuer dans un accident de voiture sur une petite route de Bavière en 1946.
Jusqu'à ce jour, l'hypothèse la plus probable reste le suicide mais ce scénario n'a jamais pu être vérifié. Si tel devait être le cas, l'histoire vraie du "Juif de cour" allemand Joseph Süß Oppenheimer (surnommé Jud Süß), pendu en 1738, aurait fait là sa dernière victime quelque 300 ans plus tard, dans la même région.

Joseph Sûss Oppenheimer (artiste inconnu). Affiche du film de propagande nazie Jud Süß, le Juif Süss. 
PHOTO: JPOST

Janvier 1734. Le prince Carl Alexander, tout juste hissé au rang de duc de Würtemberg, demande à Joseph Süß Oppenheimer de devenir son "Juif de cour". Ce dernier n'a pas le choix. On ne refuse pas une telle proposition. Il peut ainsi devenir le conseiller privé du nouveau duc, en particulier pour les dossiers financiers. A 36 ans, Süß remplit sa mission avec succès : il suggère un monopole du gouvernement sur certains produits, comme le tabac, le cuir, l'alcool ou la menthe, apportant au duché une prospérité encore inégalée. Oppenheimer met aussi à profit son nouveau pouvoir pour supprimer les contraintes légales qui interdisaient jusque-là aux Juifs de s'établir dans la ville de Ludwigsburg.

Conseiller princier, incarnation des préjugés antisémites

Bien entendu, la réussite attise les rancœurs. D'autant plus que le prince lui-même avait déjà un bon nombre d'ennemis avant l'arrivée de son nouveau conseiller. Des ennemis qui vont trouver un parfait bouc émissaire en la personne d'Oppenheimer, dit "Jud Süß" - le Juif Süss - (Süß, en allemand, signifie doux, sucré), comme on l'appelait déjà depuis longtemps. Oppenheimer incarne ainsi tous les préjugés antisémites de l'époque : les Juifs et l'argent, les Juifs infiltrant les hautes sphères du pouvoir, les Juifs et la double allégeance...

De son vivant, le duc avait toujours protégé Oppenheimer de ces attaques. "Le conseiller privé aux finances Oppenheimer", écrit-il dans un décret du 12 février 1937, "est un fidèle serviteur de son prince et de l'Etat et est totalement dévoué au service de ces deux entités. En cela, il mérite la reconnaissance de tous. Sachant qu'il se trouve en butte à la jalousie et à la malveillance, au point que l'on a même tenté de lui faire perdre les faveurs du duc, ce dernier lui a accordé sa protection spéciale et interdit expressément la poursuite de telles attaques."

La mort du duc, qui surviendra peu après, scelle le destin d'Oppenheimer : dans un procès-spectacle dont les nazis auraient été fiers, le conseiller déchu doit répondre d'accusations de fraude, détournement de fonds, trahison et - autre prétexte classique de haine antisémite - actes de perversion sexuelle avec des femmes allemandes. La dernière accusation devient vite le thème central d'un procès dont l'issue est connue d'avance. Sous la torture, Oppenheimer reconnaît tout.

En revanche, il refuse une chose, obstinément, malgré toutes les tentatives de ses détracteurs : la conversion au christianisme. Sur la potence, où il est conduit le 4 février 1738, Oppenheimer ne cède pas, même pour sauver sa vie. Jusqu'au bout, il restera Jud Süß, le Juif Süss. Enfermé dans une cage, entouré d'une immense foule de spectateurs, il prononcera ses dernières paroles avec la corde au cou, la prière centrale de la foi juive : "Shema Israël". Ainsi s'achève la vie du véritable Juif Süss, dont l'histoire n'allait pas tarder à devenir célèbre.

Gloire et chute : l'impossible équation

Comment pouvait-il en être autrement ? On y trouve la quintessence de l'histoire des Juifs allemands. Ces derniers acquièrent des droits civiques, gravissent les échelons de l'ascension sociale, puis, au moment où ils se sentent totalement intégrés, acceptés, allemands, ils se rendent compte que la société ne les considère que comme des Juifs. Pour Oppenheimer, cette prise de conscience s'était traduite par la potence. Certes, un Juif du XVIIIe siècle ne se serait probablement pas considéré comme "allemand" à part entière, ni membre d'un quelconque Etat-nation (notion qui n'existait pas à l'époque). Malgré tout, l'histoire qui nous occupe représente une version locale du même dilemme.

La vie du Juif Süss représente une source d'inspiration inépuisable pour les antisémites : ce Juif de cour devenu conseiller politique et financier du prince, puis accusé des pires vices lors de son procès (malveillance, trahison, déviances sexuelles...) incarne à lui seul toutes les imperfections que les antisémites attribuent aux Juifs. Ainsi, dès le XIXe siècle, avec le nationalisme naissant, le Juif Süss devient "un modèle fascinant, à la fois pour les philosémites et pour les antisémites", comme l'explique Friedrich Knilli, chercheur australien spécialiste des médias. Ce dernier a étudié pendant 30 ans le Juif Süss, produisant un nombre incalculable d'articles, livres, conférences et portails Internet (www.ich-war-jud-suess.de et www.feuchtwanger.de).

Knilli s'intéresse en particulier au XIXe siècle et aux articles, livres et spectacles consacrés à l'époque au sujet : "Ces adaptations ne rencontraient de succès populaire que si le personnage central présentait une certaine ambiguïté : pour la plupart, les aspects antisémites étaient là pour amuser le public, les côtés philosémites pour l'édifier." L'adaptation la plus célèbre reste l'œuvre de Wilhelm Hauff, Jud Süß, publiée en 1827. Dans ce roman, l'ambiguïté en question va encore plus loin : contrairement au vrai Oppenheimer, le personnage central s'aperçoit, peu avant son exécution, qu'il n'est pas juif, mais il préfère mourir en Juif plutôt que de trahir la communauté dans laquelle il a grandi. Cet artifice artistique ne manque pas d'atteindre l'objectif visé. En découvrant que celui qui incarne tous les stéréotypes associés à la communauté n'est finalement pas juif, le lecteur est amené à comprendre qu'il faut fuir les idées reçues. Etait-ce là l'intention de Hauff ? La question demeure.




 









 





Photo : 
http://jewisheritagefr.blogspot.com/2007/01/le-juif-suss.html


Le problème de l'identité et de la double allégeance a pris une grande importance au cours du XIXe siècle, puis au début du XXe : naissance du premier Etat-nation allemand (en 1871), et philosophie des Lumières avec ses nouvelles idées de laïcité, de détermination nationale et de droits civiques. Pour les Juifs, cette entité nouvelle crée un malaise : d'un côté, ils jouissent de droits et d'opportunités auxquels ils n'avaient jamais eu accès. En même temps, la laïcisation et la ferveur nationaliste font naître un nouvel antisémitisme fondé sur la race, et non plus sur des critères théologiques. Cet antisémitisme inédit trouve son expression dans les pogroms d'Europe de l'Est, dans l'affaire Dreyfus et dans l'immense succès des nombreuses publications antisémites. Dans un sens, la communauté juive est en train de vivre collectivement l'expérience que le Juif Süss avait vécue à l'échelle individuelle : l'ascension sociale qui mène à la pire des chutes.
Le point culminant de ce dilemme est la république de Weimar : un Etat défendant la démocratie et les droits du citoyen qui, en parallèle, porte en son sein les pires éléments du militantisme antisémite. Deux aspects qui puisent leur inspiration dans l'histoire de Joseph "Jud Süß" Oppenheimer.

A l'une des extrémités du spectre, on trouve Lion Feuchtwanger, un romancier juif allemand qui porte, gravé en lui, comme Oppenheimer, tout le dilemme judéo-allemand. Né à Munich, Feuchtwanger rejoint l'armée après ses études universitaires, mais la quitte ensuite pour des raisons de santé. Il devient alors critique de théâtre et romancier. En 1921-22, il écrit Jud Süß, qu'il publie en 1925. L'intrigue se déroule au XVIIIe siècle, mais l'histoire romancée de ce personnage historique présente des similitudes très nettes avec la vie juive sous la république de Weimar. Le récit s'achève avec la prise de conscience, juste avant de monter sur l'échafaud, que l'assimilation n'aura servi à rien. Le Juif Süss de Feuchtwanger a cherché à vivre comme un Allemand, mais a toujours été considéré comme un Juif, et il est mort comme tel.

Ironie amère de l'histoire : Feuchtwanger a partagé le même destin que le Juif Süss. Ses livres ont été brûlés par les nazis et tout laissait à penser que ceux-ci le tueraient tôt ou tard. Pourtant, contrairement à Oppenheimer, Feuchtwanger est parvenu à échapper à ses prédateurs. Après un séjour dans les prisons françaises, il s'enfuit à Los Angeles, où il poursuivra sa vocation de romancier et mourra en 1958. "Les gens de sa génération se considéraient davantage comme des Allemands lorsqu'ils étaient en exil, qu'à l'époque où ils vivaient à Berlin", explique le professeur Ehrhard Bahr, de l'Université de Californie. "Contrairement à leurs enfants, ils ont toujours pensé, parlé et écrit en allemand, même après des décennies d'exil."
Ehrhard Bahr, lui-même un Allemand déraciné, a consacré un ouvrage aux exilés de sa ville, intitulé Weimar sur Pacifique : la culture allemande des exilés à Los Angeles et la crise du modernisme. Il connaissait Martha, l'épouse de Feuchtwanger, décédée en 1987, une femme qui a dédié le restant de ses jours à l'héritage de son mari.

L'histoire préférée des SS

En 1940, une adaptation cinématographique de Jud Süß, le roman de Feuchtwanger, est sortie au cinéma pour devenir le film de propagande nazie le plus populaire de tous les temps. Réalisé par Veit Harlan, ce film ("inspiré d'événements réels", précise une voix off) était alors en compétition avec Der Ewige Jude (Le Juif éternel), qui avait la préférence de Goebbels. Les premières projections de Der Ewige Jude, pseudo-documentaire dans lequel les Juifs sont comparés à des rats, se sont cependant révélées désastreuses. Ecœurés, les spectateurs quittaient les salles en courant, certains pour aller vomir...

Pour triompher, le nazisme devait revêtir un habit plus subtil. Le Juif Süss, qui se présentait comme une histoire réelle, était plus efficace. Un personnage unique incarnant tous les préjugés antisémites : le Juif Süss. Les accusations sexuelles dont il était l'objet, amplifiées jusqu'à l'exagération dans le film, convenaient parfaitement aux nazis et à leur idéologie. Surtout à la lumière des Lois de Nuremberg, qui interdisaient les relations sexuelles entre "Aryens" et Juifs.

Le film remporte un succès sans précédent. Projeté en avant-première au Festival de Venise, il reçoit un accueil enthousiaste. En outre, il remplit sa fonction à la perfection. Ralph Giordano, journaliste juif allemand, caché pendant la Shoah, se souvient de l'atmosphère dans la salle lors de la première projection : un courant ininterrompu de grognements furieux et d'exclamations de dégoût qui se propageaient de siège en siège, comme si le public laissait enfin libre cours à des sentiments longtemps contenus. Giordano lui-même n'ose pas quitter la salle, de peur d'être reconnu et lynché sur place.

Il n'a pas été le seul à éprouver cette impression : Goebbels, de son côté, ne se contente pas d'accepter le film. Il le qualifie, dans son journal, de "premier véritable film antisémite". Sur la demande de Himmler, les troupes SS ont droit à des projections privées pour stimuler leur virulence contre les Juifs. Au final, le film attire plus de 20 millions de spectateurs.
Le réalisateur, Veit Harlan, est un nazi et un antisémite notoire qui continuera par la suite à produire des films de propagande pour le régime nazi. La situation de Ferdinand Marian est totalement différente. Il a été contraint, sous la menace, d'interpréter le Juif Süss. Un rôle qui, par la suite, lui collera à la peau et finira par l'anéantir psychologiquement.

Enfin, évoquons cette mystérieuse lettre ouverte, écrite en 1941 par Feuchtwanger dans l'Atlantic Monthly et l'Aufbau, journal juif allemand basé à New York. La lettre est adressée à Veit Harlan et à tous les acteurs du film : "Chers Messieurs, vous vous êtes approprié mon roman, Jud Süß, et, en y ajoutant des détails de votre cru, vous en avez fait un film de haine antisémite digne de Streicher et de son Der Stürmer."

Harlan a-t-il bel et bien tiré son film de propagande du roman de Feuchtwanger ? Cela reste à prouver. Une adaptation avait, certes, déjà été mise en scène au théâtre. Mais pourquoi l'écrivain juif a-t-il voulu réclamer des droits d'auteur pour une adaptation haineuse et antisémite ? Plusieurs hypothèses sont possibles. Pour le spécialiste Friedrich Knilli, il s'agit d'une pure question de propriété littéraire : les deux adaptations traitent du même sujet et les mêmes motifs littéraires peuvent s'appliquer, à la fois, dans une version philosémite et dans une autre antisémite. Selon le chercheur australien, Feuchtwanger et sa famille ont subi une grave injustice pour n'avoir jamais joui des droits de l'adaptation cinématographique. Il mentionne également une lettre envoyée par Martha Feuchtwanger au gouvernement fédéral allemand après la mort de son mari, afin de réclamer des droits d'auteur. Bahr ne partage pas l'avis de Knilli : selon lui, la lettre de Feuchtwanger doit être vue comme satirique et mise en parallèle avec d'autres lettres qu'il a adressées à divers dignitaires nazis, y compris à Goebbels.

Si le roman de Feuchtwanger appartient désormais au passé, le film de Harlan, lui, avait encore fait la une de la presse dans les années 1950, lors des procès de dénazification de Hambourg, où le cinéaste et son Juif Süss ont été accusés "d'incitation au génocide". Harlan sera acquitté à deux reprises, après avoir affirmé pour sa défense que Goebbels l'avait forcé à diriger le film. Une argumentation qui paraît des plus improbables quand on lit le journal intime de Goebbels. Il y évoque les relations très chaleureuses qu'il entretenait avec le cinéaste.

Le procès avait opposé pro et anti-Harlan. Bahr, qui vivait encore en Allemagne à l'époque, s'en souvient : "C'était en quelque sorte les prémisses du mouvement de 1968, un aperçu de la jeune génération allemande qui allait se rebeller contre ses parents et leur reprocher d'avoir participé de leur plein gré aux crimes nazis."

Une histoire toujours d'actualité

Qu'en est-il aujourd'hui ? Au XXIe siècle, le Juif Süss intéresse encore. Outre un certain nombre d'adaptations pour le théâtre, la télévision ou le cinéma, on peut voir, au Musée du Judaïsme de Berlin, une exposition permanente consacrée au personnage historique et à ses diverses interprétations. 2008 a marqué le 50e anniversaire de la mort de Feuchtwanger, suivi, un an plus tard, par le 125e anniversaire de sa naissance (le 7 juillet dernier). Lors de ces deux occasions, son œuvre, et en particulier Le Juif Süss, a donné lieu à de multiples discussions dans le milieu littéraire.

En 2008, un documentaire sur Veit Harlan est sorti dans les salles de cinéma allemandes, intitulé ironiquement, Im Schatten von Jud Süß, Dans l'ombre du Juif Süss. En réalité, cet homme n'a jamais vécu dans l'ombre de ce film infamant. Au contraire : le succès du Juif Süss a assuré la carrière d'Harlan. Même après la guerre, sa réputation n'a en aucun cas été entachée.
En revanche, une autre personne a bel et bien vécu dans l'ombre du Juif Süss : Ferdinand Marian, l'interprète du rôle-titre, sans doute la dernière victime de cette histoire. Knilli a écrit sa biographie, intitulée Ich War Jud Süß : Die Geschichte des Filmstars Ferdinand Marian (J'étais le Juif Süss : l'histoire de l'acteur Ferdinand Marian), publiée en 2000. Un film tiré de cette œuvre est actuellement en cours de réalisation. Quelques acteurs allemands renommés figurent dans la distribution, dont Tobias Moretti, qui joue Marian, et Moritz Bleibtreu (du film Cours, Lola, Cours), dans le rôle de Goebbels. Le film, dirigé par Oskar Röhler (co-auteur du scénario avec Klaus Richter et Franz Novotny) devrait s'intituler Jud Süß et sortir en 2010.

Mais le scénario falsifie un peu la réalité : la femme de Marian est juive, alors qu'en vérité, l'épouse de l'acteur était catholique. Cette liberté artistique prise par les auteurs paraît assez ironique, quand on se souvient que Wilhem Hauff, pour sa part, avait fait d'Oppenheimer un non-Juif...

 
 Source ;
 http://fr.jpost.com/
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