Occidentalis : Pourquoi une nouvelle biographie de Mahomet alors qu’on trouve sur les rayons des librairies plusieurs volumes consacrés au prophète de l’islam ?

René Marchand : Aucune des biographies proposées au grand public n’est satisfaisante.

On peut les classer en deux groupes :

– La plupart des ouvrages reprennent les grandes lignes de la tradition musulmane, avec parfois, lorsque les auteurs sont des Occidentaux, quelques ajouts mineurs empruntés aux études des orientalistes. Un des traits communs à ces livres, écrits dans les dernières décennies, est qu’ils édulcorent ou même parfois suppriment purement et simplement certains épisodes de la vie de Mahomet qui sont peu compatibles avec la figure de saint homme que la pensée dominante aujourd’hui veut imposer en Occident. Par exemple, le massacre, en 627, de 600 à 900 hommes d’une tribu juive de Médine – le prophète se réservant la veuve d’un supplicié pour son plaisir de lit – est traité comme un épisode sans grande importance, ou même totalement censuré, ignoré (alors que la tradition musulmane classique, bien loin de minimiser le fait, le range parmi les « campagnes » glorieuses du fondateur de l’islam). La dernière biographie parue dans ce genre sans valeur historique, du très connu Tariq Ramadan, n’est ni plus ni moins qu’une arme de propagande dans une guerre subversive contre l’Occident.

– Deux ouvrages signés de grands érudits, qui ont écrit dans les années cinquante du siècle dernier, méritent davantage de considération. Cependant, je me suis rendu compte que, alors que les orientalistes du XIXe siècle et du début du XXe faisaient preuve d’une grande liberté d’esprit vis-à-vis de l’islam, leurs successeurs, à partir de la fin de la Première Guerre mondiale, se laissent contaminer par les modes de penser du temps : la mauvaise conscience coloniale d’une part, le marxisme, qui submerge l’université, d’autre part. L’un des deux savants dont je vous parle écrit, en préface à sa biographie de Mahomet : « Je me suis imposé de ne rien déclarer qui puisse être en contradiction avec l’une ou l’autre des doctrines fondamentales de l’Islam. » (Texto !) L’autre explique l’émergence de l’islam par un « grand besoin de l’époque ». «Les voies étaient ouvertes à l’homme de génie qui saurait mieux qu’un autre y répondre. » Bref, pour lui, l’Arabie du VIIe siècle était dans l’attente de Mahomet comme l’Occident capitaliste souhaitait se livrer à un dictateur marxiste au milieu du XXe siècle.

Depuis une vingtaine d’années, des érudits, notamment en France, se délivrent de ces déviances de la pensée. Malheureusement, leurs livres sont souvent peu accessibles au lecteur non spécialisé et ils sont peu nombreux, car la corporation des grands orientalistes est en voie de disparition (dans notre pays, sans aucun doute à cause de l’anéantissement programmé des humanités dans le secondaire, qui ne fournit plus le vivier où se recrutaient ces chercheurs).

Occidentalis : Vous avez donc mené une contre-enquête sur ces livres qui sont disponibles en libraire et forgent l’idée que nos contemporains se font de Mahomet. Mais vous avez poussé plus loin vos investigations.

René Marchand : Il est connu de tous les spécialistes que, entre le IXe et le XIe siècle, les califes abbassides ont créé et imposé une « orthodoxie musulmane », l’islam étant le seul facteur d’unité dans leur immense empire, qui se fracturait de partout. Ils ont

a) imposé une version unique du Coran,

b) fait « épurer », selon leurs vues et au mieux de leurs intérêts, les hadîth (les faits et dits du Prophète et de ses Compagnons),

c) fait écrire des biographies « officielles » du Prophète.

Ils ont réussi pleinement dans leur œuvre de désinformation : aujourd’hui encore, la « tradition » musulmane recomposée par les Abbassides n’est aucunement mise en doute comme vérité historique en terre d’islam (les pouvoirs politico-religieux ne le permettraient pas).

Cette tradition a été sérieusement corrigée en deux siècles par des orientalistes européens. Toutefois, bien des découvertes des érudits n’ont pas atteint le grand public, même en Europe. D’autre part, beaucoup de ces savants ont fait preuve d’une certaine… naïveté. La naïveté d’hommes de cabinet face à un grand fauve de l’Histoire. Mahomet devient souvent, sous leur plume, une sorte de missionnaire presque bonasse.